Moyra Davey : s’inscrire là où on est
L’exposition Les fervents s’annonçait comme une importante reconnaissance en sol canadien de l’œuvre de la Torontoise d’origine Moyra Davey. Commissarié par Andrea Kunard, ce survol de la pratique photographique et vidéographique de Davey a d’abord été présenté au Musée des beaux-arts du Canada à l’automne 2020. Ce passage dans la capitale canadienne a cependant pris les allures d’un rendez-vous manqué, puisque coupé court par une énième vague pandémique.
Son arrêt à la Galerie Leonard & Bina Ellen de l’Université Concordia s’avère salutaire – d’autant plus qu’en cours de route, Davey a remporté un des prestigieux Prix du Gouverneur général en arts visuels et en arts médiatiques1. Le parcours de l’exposition représente par ailleurs un double retour aux sources : tandis que la présentation au MBAC faisait joliment écho à la première exposition de l’artiste à la Galerie SAW d’Ottawa en 1984, celle de la galerie universitaire renvoie à ses études en ces mêmes lieux, où l’artiste a étudié la photographie dans les années 1980.
Les nombreuses séries photographiques incluses à la Galerie Leonard & Bina Ellen témoignent de l’intérêt de Davey pour une certaine désuétude. Son attachement durable aux techniques analogiques se laisse deviner par la persistance avec laquelle elle emploie la photographie argentique – qu’elle n’a jamais délaissée – ou par son intérêt pour des objets quasi anachroniques comme le disque vinyle (vu dans The Whites of Your Eyes (for Bill Horrigan), 2010, et The Faithful, 2013) ou le crayon et le papier (captés dans Subway Writers, 2011-2014, un hommage aux portraits furtifs d’usagers du métro de Walker Evans). Si ces sujets peuvent sembler empreints de nostalgie, ils trahissent plutôt la recherche d’une authenticité qui s’inscrit de façon tangible dans la réalité.
Davey se positionne en cela plus près des artistes conceptuels qui, dès les années 1960, ont trouvé dans le système postal un mode de diffusion abordable pour leurs œuvres.
Davey renforce cette exploration de la matérialité avec l’adoption du format de l’aérogramme. Elle produit ainsi des tirages photographiques de format standard qui sont ensuite pliés et postés au lieu d’exposition original de chacune des séries. Lors d’expositions subséquentes, les images ne sont pas réexpédiées, mais conservent plutôt la trace de ce premier voyage par la présence des timbres et des adresses d’expédition et de destination initiales. Les marques de pliage apportent un relief ondoyant aux images simplement épinglées au mur. L’artiste dispose en outre des morceaux de ruban adhésif coloré en motifs circulaires, ce qui contribue au dynamisme de l’ensemble. Aux antipodes des proportions monumentales privilégiées par nombre de photographes contemporains, ces aérogrammes offrent au spectateur une relation tactile et intime à la photographie. Davey se positionne en cela plus près des artistes conceptuels qui, dès les années 1960, ont trouvé dans le système postal un mode de diffusion abordable pour leurs œuvres.
La circulation est également manifeste dans la série EM Copperheads 1-150, Galerie Buchholz (1990-2017), qui met en vedette une partie de la collection de son voisin, composée de sous noirs américains. Leur surface usée par les manipulations répétées, que Davey photographie de près grâce à un objectif macro, en vient à rappeler des icônes religieuses abîmées par le toucher des fidèles. Face à cette illustration des échanges monétaires à échelle humaine, la vidéo Hell Notes (1991-2017) présentée dans la même salle trace un habile parallèle avec les flux désincarnés de la macro-économie, dissimulés derrière la façade des institutions financières et autres lieux sacrés ou profanes.
Les cinq autres œuvres vidéo de Davey qu’Andrea Kunard a sélectionnées entremêlent similairement la grande et la supposée « petite » histoire. L’artiste fait dialoguer ses angoisses et ses confidences les plus intimes sur sa famille avec de grandes figures artistiques et littéraires telles que Chantal Akerman, Mary Wollstonecraft ou James Baldwin. Elle invoque ces références multiples dans un jeu de coïncidences fortuites et de citations, à la manière d’une bibliographie filmée. Elle emploie pour ce faire tout un éventail de stratégies visuelles, qu’il s’agisse de filmer avec insistance des notes manuscrites, des pages de livres, des articles de journaux ou encore l’écran de son ordinateur où se déploient ses recherches.
À ce titre, l’artiste démontre sa maîtrise de l’essai vidéo par le biais d’un mode de narration inventif. Elle rédige d’abord un scénario (dont plusieurs ont fait l’objet de publications), puis s’enregistre en train d’en faire la lecture. Écouteurs-boutons aux oreilles, elle réécoute ensuite l’enregistrement pour le répéter simultanément à haute voix – le léger décalage entre l’écoute et la parole entraînant hésitations, bégaiements et autres interruptions. Cet intermédiaire confère à ses vidéos un effet de distanciation qui contraste avec les souvenirs sensibles qu’elle y explore crûment. Le procédé n’est nulle part plus abouti que dans i confess (2019). Au fil de révélations savamment orchestrées qu’elle relate sur un ton mécanique, Davey exploite les points de convergence inattendus entre le mouvement nationaliste québécois et son historique familial. Depuis son appartement à New York, Davey tente des rapprochements entre ses expériences d’humiliation liées à la langue, à la religion et à la classe sociale et les écrits de Pierre Vallières, rédigés en exil dans la même ville. La théoricienne politique Dalie Giroux – à qui est emprunté le titre du présent article – vient cependant complexifier le portrait du felquiste, en phase avec les récents débats sur l’appropriation des luttes afro-américaines dans son œuvre. Davey intègre alors ce salvateur éclairage critique à sa réflexion, qui évolue devant nos yeux dans une audacieuse démonstration des remises en question nécessaires à la quête identitaire.
Par l’acceptation de l’erreur et de la vulnérabilité, l’artiste affiche à travers l’exposition une posture d’humilité en décalage avec la recherche de certitudes absolues. Voilà qui renvoie à son attirance envers l’imperfection des techniques analogiques et des objets usés qui peuplent le quotidien. Que ce soit dans la matière ou la pensée, les photographies et œuvres vidéo de Davey cherchent et exposent la faille.
1 Davey est l’une des six lauréat-e-s du Prix de réalisation artistique, aux côtés de Jocelyn Robert, Carole Condé + Karl Beveridge, David Ruben Piqtoukun, Monique Régimbald-Zeiber et Pierre Bourgault.
(Exposition)
LES FERVENTS
MOYRA DAVEY
COMMISSAIRE : ANDREA KUNARD
GALERIE LEONARD & BINA ELLEN, MONTRÉAL
DU 16 FÉVRIER AU 9 AVRIL 2022