Propos recueillis lors d’une entrevue avec Natascha Niederstrass le 12 juillet 2017, à la Galerie Trois points.

Connue pour son utilisation de documents d’archives qui nous font remonter le temps et réinterpréter l’histoire, Natascha Niederstrass présente Le point aveugle, une exposition /installation qui propose un parcours qui n’est autre qu’un jeu de pistes.

Présentée en marge, et en partenariat avec Momenta, biennale de l’image, l’exposition de la Galerie Trois points fait découvrir une artiste dont la carrière s’étend sur une vingtaine d’années comme faisant partie de la relève, bien que son travail soit nettement abouti. Le Point aveugle reprend certaines caractéristiques de la quête antérieure de Natascha Niederstrass. L’objectif est franc: faire vivre aux visiteurs une expérience esthétique afin qu’ils se questionnent, à l’instar de l’artiste, sur la porosité de l’histoire, sur leur propre pérennité, et sur la mouvance des choses.

Il faut dire que le thème de la nécropole suscite en général le malaise. Mais l’artiste refuse d’en rester là. Elle transcende l’émotion pour affirmer la fonction critique de l’art contemporain. Pour arriver à saisir le sens de l’œuvre, le visiteur est cependant obligé d’emprunter des méandres
symboliques surprenants.

Tout a commencé lors d’un voyage à Buenos Aires où Niederstrass photographie sur support analogique de nombreux bâtiments funéraires du cimetière Recoleta. Pendant un certain temps, ces photographies ont sommeillé à l’écart dans son atelier. Et puis, récemment, l’artiste s’est questionnée sur sa propre pérennité comme artiste et comme individu. La coïncidence a donné lieu à ce nouveau corpus d’œuvres.

Elle explique son processus de travail en insistant sur le fait que la conceptualisation de ses expositions prend un certain temps. Un peu comme un muséologue, elle se soucie du déplacement du visiteur dans l’espace de l’exposition. Elle lui offre de jouer, de mettre lui-même en
place le sens global des multiples pièces d’un puzzle qu’elle a inventé au cours d’une certaine durée, dans un certain lieu.

De ses photographies prises quelques années plus tôt l’artiste dit: « Elles étaient plus grandes que moi, allant au-delà de moi-même, insaisissables ». Le grain de la photo, la représentation sans artifice, et l’architecture liée aux défunts faisaient en sorte de rendre l’image du monument funéraire de l’ordre de l’affect, de l’émotion. Comme cette richesse est un obstacle dans son processus de création, elle a choisi de vider les images de leur pouvoir mnémonique grâce à différentes stratégies dont celle de les transférer de leur support analogique à un support numérique et de les travailler en postproduction grâce à des caches, et de les faire basculer ainsi du sub-
jectif à l’objectif. Plus spécifiquement, Natascha Niederstrass numérise les négatifs et ajoute des éléments du type « sfumato » ou « voiles ». Elle souhaite créer des effets de mystère. Les nouvelles photographies ainsi créées ne représentent plus le réel, elles sont vidées de leur charge émotive.
Séduisantes, pour «attirer le spectateur» déclare l’artiste, ces images ont pour but de déclencher chez le visiteur un processus d’identification
important dans la finalité de l’expérience. Bref, le « beau » joue ici le rôle d’attrait pour apprivoiser le visiteur. Il crée un appel au jeu conçu de toutes
pièces par l’artiste. Certaines clés de lecture sont cependant disponibles et balisent fortement l’interprétation. Le spectateur est invité à identifier les photographies et à déambuler. Pour les descriptifs de chacune des photos, Niederstrass s’est inspirée d’ouvrages anciens où la photographie, technique alors naissante, répertoriait les sujets de la manière la plus objective possible. D’ailleurs, il faut se souvenir que pour Niederstrass l’œil de la caméra et l’œil humain ne voient pas les mêmes choses. L’espace et le temps sont captés de manière dissemblable.

Pris au jeu de l’identification, le visiteur découvrira la représentation de lieux sans issue l’invitant, par le fait même, à fuir en lui-même! Plus spécifiquement, certaines photographies engendrent presque un sentiment de claustrophobie tellement le regard est confiné par l’architecture. Une ouverture impraticable, une allée étroite donnant sur un mur, un espace minuscule déjà occupé par une chaise d’enfant, sont autant de représentations qui font naître un sentiment d’inconfort pouvant être ressenti dans un espace contraignant et imaginé comme humide. Outre les photographies, l’exposition comprend des sculptures conçues de manière à faire référence à des artefacts archéologiques. « Les objets de l’exposition sont présentés en tant que souvenirs et vestiges conservés, constituant un patrimoine de traces, et nous amènent à nous attarder à la mémoire construite », commente l’artiste. C’est le cas, par exemple, d’un
reliquaire de verre inspiré d’un original du XVIIIe siècle et d’une main qui semble avoir appartenu à une statue de madone. Le reliquaire est marqué
d’un sceau, dessiné par l’artiste, sur lequel on peut voir l’image d’une clé et
l’inscription suivante: « falso sequitur quodlibet. » (De ce qui est erroné on
peut déduire ce qu’on veut). La main, dont la matière imite le marbre,
dialogue aussi avec une photographie. Une dynamique d’aller-retour
s’installe entre les sculptures et la représentation.

Niederstrass explique les différents langages qui s’entrelacent dans son exposition /installation : «la position de la main rappelle le langage reli-
gieux hautement symbolique comme celui de la bénédiction … elle a l’air d’une relique mais n’en est pas une», « à l’intérieur du reliquaire, le contenu évoque ce qui semble se retrouver dans une des photographies: fragments de verre et de plâtre. De toute évidence, nous sommes en présence d’une évocation de plusieurs langages: le sacré, le religieux, le muséologique, l’encyclopédique, l’archivistique et celui des sciences naturelles… En étant tout cela, l’œuvre est insaisissable de manière permanente, car elle se situe à l’extérieur de toutes ces catégories. En d’autres termes, elle flotte dans un ailleurs indéterminé ».

Ce statut indéterminé de l’œuvre a pour but de créer une analogie avec
le point de vue de Niedertrass sur l’histoire. Il est vrai que l’histoire, y compris l’histoire de l’art, est constamment revue grâce à des découvertes ou à l’émergence de théories nouvelles. Selon elle, il vaut donc mieux faire
preuve d’un scepticisme éclairé face à l’enseignement de l’histoire. D’ailleurs, elle ne manque pas de préciser que son œuvre cherche à susciter des réflexions autour de ces idées. Semant de faux indices tout au long du
circuit, elle crée des leurres qui gomment les sources véridiques. Cela dit,
le spectateur est appelé à faire sa propre analyse et à utiliser les clés de
lecture offertes par l’artiste pour répondre à ses propres attentes devant
l’expérience esthétique.

En conclusion, Natascha Niederstrass se veut lucide par rapport à l’uti-
lisation qu’elle fait de certains codes ou langages. Elle soutient qu’elle ne s’érige pas en autorité, ne souhaitant pas donner de réponses aux questions
soulevées par son exposition. Elle souhaite davantage tisser de nouveaux
liens avec l’histoire, avec l’information et avec la trace vue comme preuve
de quelque chose ou d’un événement. Pour elle, la quête ou le processus
de redéfinition des acquis historiques est le motif primordial de son exposition /installation. Vivre une expérience esthétique favorisant l’acquisition d’un nouveau savoir grâce à la mise en place de concepts qui nous sortent du quotidien, est un des objectifs que poursuit Niederstrass. Elle veut investir un espace d’exposition en favorisant la réflexion autour de la notion d’archives, d’objets, de souvenirs et de patrimoine afin de permettre au visiteur de construire sa mémoire. Si l’histoire peut être réinventée, l’art recèle le pouvoir d’exorciser la douleur. Pour Niederstrass, tout est « muable ».

Natascha Niederstrass Le point aveugle
Galerie Trois points, Montréal
Du 9 septembre au 28 octobre 2017