« Nos recommencements » : des lumières dans la brume
Pour cette édition anniversaire, la Rencontre photographique du Kamouraska s’est offert en cadeau l’attente : l’attente du moment opportun pour présenter sa dixième itération qui devait initialement se tenir à l’été 2019. Après plusieurs années de réflexion et un calendrier chamboulé par la pandémie, la commissaire Ève Cadieux puise dans sa propre expérience du fleuve Saint-Laurent avec l’exposition collective « Nos recommencements », présentée au Centre d’art de Kamouraska du 12 juin au 26 septembre derniers.
À mon grand étonnement, le fleuve n’a jamais été abordé en tant que thème par les commissaires des Rencontres photographiques précédentes. Pourtant, le Centre d’art, cet ancien palais de justice qui se caractérise par son toit, ses tourelles et ses corniches de style Second Empire, lui fait face. Il est impossible d’ignorer la vue à couper le souffle, les odeurs salées et les sons maritimes de l’estuaire du Saint-Laurent qui nous accompagnent lors de notre visite. C’est d’ailleurs cette cohabitation avec le fleuve, que Cadieux a expérimentée quelques années plus tôt, et la volonté de l’équipe du centre d’y faire allusion qui ont guidé la commissaire pour cette exposition. « À partir de 2006, je venais plus souvent dans le Bas-Saint-Laurent pour le travail et j’ai eu l’impression de faire une rencontre presque amoureuse avec le fleuve, où j’avais l’impression qu’[il] était là pour me surprendre chaque fois1 », raconte-t-elle. Instable, changeant, surprenant, le fleuve possède un potentiel poétique infini qui englobe ici les œuvres d’Ivan Binet, Joan Fontcuberta, Yan Giguère, Baptiste Grison, Caroline Hayeur, Émilie Rondeau et Bertrand R. Pitt sous quatre grandes thématiques : la construction illimitée du paysage, l’illusion de stabilité, la mouvance de l’eau et le réenchantement narratif.
Je navigue lentement dans l’exposition afin d’absorber ces propositions qui abordent l’image photographique avec un regard optimiste ; un aspect important pour la commissaire qui souhaite amener ici de la lumière pour réfléchir le présent. Les séries Vases communicants (2020) et Les Baies (2020) d’Ivan Binet, présentées dans une salle au plafond cathédrale du centre d’art, nous plongent dans des paysages marins panoramiques saisis par l’artiste lors de balades en Gaspésie notamment. Graduellement, on découvre que les compositions des images, capturant montagnes, baies et marées, ont été (dé)construites selon des procédés de rotations, de réflexions et de collages. Des paysages sublimes provenant d’un autre univers sont ainsi créés selon un potentiel illimité de transformation. Entre figuration et abstraction, ces tableaux photographiques redessinent l’environnement qui nous entoure en prenant comme point de départ l’expérience de l’artiste qui arpente les territoires du Québec à la manière d’un explorateur, et ce, depuis plus de vingt ans.
Après plusieurs années de réflexion et un calendrier chamboulé par la pandémie, la commissaire Ève Cadieux puise dans sa propre expérience du fleuve Saint-Laurent avec l’exposition collective Nos recommencements, présentée au Centre d’art de Kamouraska du 12 juin au 26 septembre derniers.
À l’étage, l’œuvre de Baptiste Grison intitulée Les grands bateaux attendent (2017) habite parfaitement la pièce contiguë qui rappelle une embarcation, avec sa fenêtre encastrée donnant sur le fleuve. Une quarantaine de petites photographies circulaires occupent deux murs adjacents. En m’approchant, je décèle sur chaque image un navire de cargaison immobilisé sur l’eau, à différents moments de la journée. Cette série est le résultat de trois années de prises de vue par l’artiste depuis la fenêtre de son salon à Trois-Pistoles. À travers la lunette d’un télescope, il a photographié des centaines de bateaux dans un endroit unique de l’estuaire du Saint-Laurent, à quelques kilomètres de la rive, qui prend la forme d’un stationnement de cargos en attente d’une place au quai de déchargement. Les navires deviennent ici motifs dans le paysage et l’ensemble crée une mosaïque qui rappelle les astres. Volontairement embrouillées par des conditions photographiques instables (fenêtre sale, distance du sujet, etc.) et du matériel précaire, les images circulaires « gagnent en poésie ce qu’elles perdent de leur pouvoir descriptif2 ». Avec Les grands bateaux attendent, Grison, pour qui l’expérience de la prise de vue fait partie intégrante de sa démarche, met en lumière l’aspect contradictoire de ces navires immobiles au service d’un système capitaliste ancré dans la vitesse et la performance.
J’ai aussi eu du plaisir à expérimenter l’œuvre en réalité augmentée Crépuscule d’hiver (2021) d’Émilie Rondeau, que l’on peut découvrir sur une fenêtre de la galerie donnant sur le fleuve à l’aide de l’application Artivive. Sur mon écran, je vois le ciel par la fenêtre passant du rose au jaune, ainsi que le fleuve, qui défilent au rythme des saisons et sur lesquels se superposent des formes et des textures. Les prises de vue du Saint-Laurent, que l’artiste a captées de Rivière-Ouelle jusqu’à Kamouraska, constituent la base de ces tableaux fantasmés. L’approche de Rondeau, qui s’intéresse ici aux différentes couches d’interprétation du paysage (physique, psychologique, émotive), résume plutôt bien ma visite de Nos recommencements. Les diverses interprétations du fleuve présentées, autant par les artistes que la commissaire, sont venues renouveler chacune à son tour mon expérience du Saint-Laurent. Comme quoi le fleuve et la photographie actuelle constituent des sources de créativité inépuisables.
(1) Ève Cadieux, vidéo de médiation culturelle (2021), https://www.centredartkamouraska.ca/ateliers/eve-cadieux.
(2) Baptiste Grison, https://www.baptistegrison.com/
les-grands-bateaux-attendent.
(Événement)
NOS RECOMMENCEMENTS,
10E RENCONTRE PHOTOGRAPHIQUE DU KAMOURASKA
ARTISTES : IVAN BINET, JOAN FONTCUBERTA,
YAN GIGUÈRE, BAPTISTE GRISON, CAROLINE HAYEUR, ÉMILIE RONDEAU, BERTRAND R. PITT
COMMISSAIRE : ÈVE CADIEUX
CENTRE D’ART DE KAMOURASKA
DU 12 JUIN AU 26 SEPTEMBRE 2021