« Oasis » : le jardin émaillé de Marie-Michelle Deschamps
Un jardin émaillé à même l’espace fortifié de la Galerie Bradley Ertaskiran, c’est ce que présente l’artiste Marie-Michelle Deschamps dans son exposition individuelle Oasis. Le corpus de pièces bidimensionnelles et tridimensionnelles enluminées de représentations organiques est inspiré de l’énigmatique Manuscrit de Voynich, un livre datant du XVe siècle, illustré et rédigé à la main, et dont les inscriptions visuelles et textuelles ne sont toujours pas décodées à ce jour malgré d’innombrables tentatives de cryptographie. Aujourd’hui connu comme étant l’une des premières pharmacopées, le manuscrit, sorte d’herbier astrologique constitué de plus de deux cents pages, propose un langage codifié en une constellation de caractères et d’illustrations indicielles de végétaux aux détails improbables. Parmi les lectures possibles de ce livre sibyllin, nous pouvons en déduire qu’il s’agirait d’un idiome biologique.
Pour les pièces d’Oasis, Deschamps s’inspire ostensiblement de la pluralité des traits organiques de cet herbier afin d’en faire sa propre adaptation par des explorations formelles et matérielles, tant picturales que sculpturales. Elle a répertorié et sélectionné divers symboles pour les représenter autrement en des versions schématisées, ou, à l’inverse, détaillées. Malgré certains écarts visuels de (re)transcriptions, l’imagerie du livre demeure reconnaissable, mais nécessairement illisible. À l’instar de l’exercice d’interprétation, elle s’en remet à l’instinct des visiteuses et visiteurs qui la traduisent. Chacune des œuvres partage cette propension pour le langage ; une langue qui reste à déterminer.
Les lignes esquissées ou façonnées laissent entrevoir de délicates matérialités. L’émail vitrifié sur le cuivre et les traits de fils d’argent en fluctuation s’entrelacent en des illustrations végétales. Des formes colorées – parfois très saturées – apparaissent entraperçues en arrière-plan, ou au contraire s’imposent au premier plan. Les procédés de réalisation des pièces aux surfaces spéculaires sont inexplicables tant les effets de réverbérations et les reflets constellés sont stupéfiants. Les savoirs empiriques de l’artiste sont saillants.
Symboliquement, les reliefs de l’émail évoquent les strates d’histoires inscrites à même le sol d’un jardin, sous la végétation. Les significations sont profondes, comme superposées. À travers l’essai de l’exposition, Tatum Dooley cite avec éloquence Des espaces autres (1967) de Michel Foucault pour décrire le jardin semé par Marie-Michelle Deschamps à l’intérieur du rectangle bétonné de Bradley Ertaskiran. Comme l’affirme Dooley, les lignes effacées – et éthérées – de l’ombre d’une plante rappellent le concept d’hétérotopie établi par Foucault, soit un endroit qui aurait le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs espaces qui sont en eux-mêmes incompatibles, mais qui, au final, convergent.
Les codes austères de l’espace d’exposition se retrouvent dès lors ébranlés par ce jardin d’acier, de cuivre, d’émail et de verre. Une proposition filiforme pour le moins démesurée, positionnée au centre de la galerie, semble prendre source dans l’un des drains taris situés au sol. La déambulation à travers cette installation révèle en ce sens la dimension structurale de ce jardin de lignes ondulées, en contraste avec les micro œuvres disposées sur les murs. Pour les visiteuses et visiteurs, il en résulte une observation microscopique et une contemplation télescopique sur les spécimens tracés.
Dans cette proposition de Marie-Michelle Deschamps, nous relisons, regardons et interprétons les lignes de cette Oasis, encore et encore. Le langage des formes appelle aux possibilités de l’improbable et de l’indescriptible.
(Exposition)
OASIS
MARIE-MICHELLE DESCHAMPS
GALERIE BRADLEY ERTASKIRAN
DU 11 FÉVRIER AU 13 MARS 2021