Face à la montée des discours nationalistes, l’exposition d’OSKI (Olivier Vilaire) Entre les nœuds du temps propose une réflexion sur le mouvement, l’expression de la tension entre des événements traumatisants en Haïti et la volonté de faire sa vie loin de sa terre natale. Comment puiser dans ses racines pour exprimer pleinement son identité sans toutefois s’enfermer dans la nostalgie et les traditions ? L’exposition, hébergée par le Livart, nous invite à suivre ce parcours aménagé par la commissaire Joséphine Denis.

La vivacité des couleurs frappe le spectateur dès son arrivée. Dans la première pièce, trois tableaux de grand format nous indiquent l’inspiration derrière la démarche Downloading (2022), Vertige (2022) et Damballah (2022) : le mouvement spiraliste développé par les auteurs Frankétienne, Jean-Claude Fignolé et René Philoctète. OSKI prépare ainsi le spectateur pour le plongeon dans une zone de souvenirs douloureux. Le regard bien­veillant de son arrière-grand-mère, dans Eau de Floride (2022), nous reçoit dans la pièce suivante. Ce tableau montre le côté chaleureux et hospitalier de cette femme, comme pour indiquer que la beauté et la violence s’entrelacent dans le tourbillon de la mémoire. L’écrivain Junichirô Tanizaki parlait du beau en ces termes : « ce que l’on appelle le beau n’est d’ordinaire qu’une sublimation des réalités de la vie, et c’est ainsi que nos ancêtres […] découvrirent un jour le beau au sein de l’ombre1 ».

OSKI, Effacement (2022). Peinture à l’huile et aérosol, 45,7 x 60,9 cm

En entrant dans la salle principale, on est frappé par l’éclectisme entre les tableaux. On comprend alors l’interprétation qu’a l’artiste du spiralisme que Frankétienne présentait comme « un brassage des infinis matériaux du langage2 ». L’éclatement du style que le spiralisme a permis en littérature, OSKI le transpose en peinture en passant de l’abstraction au figuratif, en mélangeant acrylique, fusain, huile, encre et aérosol. La liberté expressive ouvre la porte à l’exploration de la violence politique et sociale haïtienne.

Un tableau de petit format donne le ton à la salle ; il représente l’assassinat du président haïtien Jovenel Moïse. À cause de son emplacement et de sa taille, il faut prêter attention pour ne pas le manquer. Les circonstances entourant le meurtre du chef d’État, le 7 juillet 2021, ont fortement marqué les esprits. Haïti était déjà en situation de crises. Différents angles de ces bouleversements se retrouvent illustrés dans l’espace, que ce soit la violence de gangs armés dans Théâtre du quotidien / Entre les nœuds du temps (2021), les manifestations et les revendications sociales dans Mwen chwazi lari a (2021) (ce qui signifie « Je choisis la rue » en créole), la détresse indivi­duelle dans Chavirement (2021), le refoulement de la féminité avec La Sirène (2022). Le visiteur fait dans cette salle un tour d’horizon du climat haïtien.

La visite se poursuit avec une série d’études où l’on a accès aux expérimentations ayant mené aux tableaux de la salle précédente. Puis, on pénètre dans les sphères plus intimes de l’artiste avec les Ritual gestures (2021) où il fait émerger des visages du papier de petit format. Cela nous conduit au tableau L’ombre de mon père (2021), qui évoque l’absence du père malgré sa présence physique ; ce tourment de l’homme haïtien qui, face aux conditions politiques et sociales du pays, et aux conditionnements du patriarcat, finit par se perdre dans son sentiment d’impuissance. Cette démarche introspective dans l’âme haïtienne est donc profondément humaniste et peut rejoindre toutes les sensibilités.

OSKI, Les demoiselles de Jacmel (2021). Peinture acrylique, 121,9 x 139,7 cm

On retrouve dans les masques et dans le visage squelettique des personnages des références à l’univers du peintre James Ensor. L’artiste crée ainsi des ponts entre les cultures haïtiennes et occidentales, ce que prônait d’ailleurs Jean-Claude Fignolé lorsqu’il affirmait « qu’il est nécessaire de prendre de l’Occident les éléments positifs de sa culture et de les intégrer, en les huma­nisant, à notre propre culture3 ». Le rapprochement avec Ensor se fait organiquement dans la peinture d’OSKI, ce qui démontre que l’ouverture aux autres cultures ne menace pas son identité et constitue, au contraire, une richesse. En explorant le spiralisme, OSKI parvient à aborder des enjeux parfaitement ancrés dans nos sociétés actuelles, en prenant comme point de départ sa souffrance personnelle et ses racines.

C’est d’ailleurs ce qui fait la force du spiralisme, selon Frankétienne, lorsqu’il explique que « la spirale représente un genre nouveau qui permet de traduire les palpitations du monde moderne. L’œuvre spirale est constamment en mouvement4 ». Il s’agit d’une méthode qui répond particulièrement bien au repli identitaire, au cloisonnement des cultures et à l’enfermement dans les traditions. Cette exposition positionne OSKI comme membre de la nouvelle avant-garde d’artistes qui permettent de faire face aux mutations de notre monde. 

(Exposition)
ENTRE LES NŒUDS DU TEMPS
OSKI
COMMISSAIRE : JOSÉPHINE DENIS
LIVART, MONTRÉAL
DU 10 JUIN AU 20 JUILLET 2022

 1 Junichirô Tanizaki, Éloge de l’ombre (Paris : Éditions Verdier, 2011), p. 43-44.

2 Frankétienne (préface), Ultravocal (Paris : Imprimerie Gaston, 1972).

Jean-Claude Fignolé, dans « Dialogue à bâtons rompus sur le Spiralisme, entrevue accordée par Jean Claude Fignolé à Dieudonné Fardin », Parole En Archipel, en ligne, septembre 2013.

Saint-John Kauss, « Le spiralisme de Frankétienne », Potomitan : site de promotion des cultures et des langues créoles, en ligne, avril 2007.