La portée philosophique du projet récent de Pierre Leblanc, Signes et repères, engendre une réflexion sur une réactualisation des valeurs profondes qui jalonnent l’histoire des « Canadiens français ».

Le sculpteur Pierre Leblanc a parcouru le Québec pendant près de dix ans, photographiant les églises qui façonnent le territoire. Dans une démarche proche de la « psycho-géographie », il a dressé un inventaire personnel de quelque soixante clochers et flèches d’église provenant de toutes les régions administratives de la province, à l’exception du Nord-du-Québec. Ces clochers constituent en quelque sorte un répertoire des repères géomorphologiques, toponymiques et symboliques du paysage québécois. À partir des documents photographiques recueillis, Leblanc dessine les clochers, il en étudie les proportions, la diversité stylistique et l’inventivité des esthétiques. Il reconstruit ensuite les clochers à l’aide de broches de métal qu’il recouvre de plâtre. Chacun des petits clochers de plâtre ainsi reconfiguré est fixé à une plaque d’acier bleui qui comporte une phrase en latin extraite de la liturgie catholique-romaine et découpée à même la plaque de métal.

D’emblée, on peut probablement voir Signes et repères comme le dénouement des récits évoqués dans des œuvres antérieures comme Lieux sans temple et Lieux en mémoire que Leblanc réalise à la fin des années 1980. On se souviendra que ces lieux désaffectés et déchus étaient constitués de structures peintes en blanc qui contenaient des photographies, des petites architectures classiques en ruine, des objets provenant de chantiers de construction et des produits de consommation. Véritables charniers de la société de consommation, ces lieux évoquaient clairement l’économie souveraine de gaspillage dans laquelle nous vivons et la perte de sens et de valeurs qui l’accompagne. Signes et repères pérennise certaines valeurs qu’évoquent les clochers d’église et la liturgie catholique, tout en invitant le spectateur à leur redonner un sens nouveau.

Hanna Arendt disait que la transmission de certaines valeurs traditionnelles est essentielle à une posture politique progressiste. Selon elle, la transmission des traditions et des valeurs du passé serait même une condition à la croissance vitale et à l’épanouissement dans la mesure où elle permet aux enfants, ou au nouvel arrivant, de se confronter au monde existant et éventuellement de garantir le renouvellement du monde commun. Dans les sociétés modernes nord-américaines, rappelle-t-elle, les valeurs ayant perdu leur valeur d’usage et leur caractère transcendant au profit d’une valeur d’échange et du relativisme, leur transmission est en crise. C’est ainsi que « le bien perd son caractère d’idée » et peut aujourd’hui être échangé contre d’autres valeurs, la convenance ou le pouvoir par exemple1. Est-ce à dire que la laïcité, le délaissement de la pratique religieuse et la déconfessionnalisation de l’État aboutissent nécessairement à l’abandon de certaines valeurs morales, culturelles et spirituelles issues d’une histoire commune ?

La laïcité n’est pourtant pas un nihilisme sans projet. D’ailleurs, l’idée d’un projet commun ancré dans des valeurs collectives sert de prémisse au fameux rapport d’enquête Bouchard-Taylor (2008) commandé par le gouvernement du Québec à la suite de la médiatisation d’incidents touchant la notion d’accommodements raisonnables. Tout en tenant compte du pluralisme de la société moderne québécoise, les auteurs insistent sur l’importance « d’explorer l’autre versant de ce que nous sommes et de ce que nous pouvons devenir. Cet autre versant, c’est celui des valeurs profondes, des aspirations que nous partageons et que nous aimerions traduire en orientations, en programmes et en projets rassembleurs2. » Il ne s’agit donc pas nécessairement de nier tous les défis à la tradition qu’ont engendrés un Kierkegaard, un Marx ou un Nietzsche, mais plutôt de réinventer des manières d’être « fidèle à des grandes valeurs communes » qui « nous permettent de vivre ensemble », pour reprendre André Comte-Sponville3.

En fait, l’œuvre de Leblanc n’a de cesse, depuis près de 40 ans, de reconfigurer notre rapport aux environnements construits et naturels en réinscrivant dans un paysage contemporain la mémoire des gens, la mémoire des lieux, la mémoire des mots. Les mots de Gaston Miron, mais aussi ceux de Réjean Ducharme, de Charles Baudelaire et de Verlaine, traversent la pratique du sculpteur. Ce travail sur la mémoire est animé notamment d’un esprit que j’appellerais de « récupération », entendons ici le mot récupération dans son sens étymologique, qui vient du latin recuperare c’est-à-dire (re)prendre possession, (re)cueillir. Le projet Signes et repères participe de cet esprit, mais il touche plus précisément à des aspects primordiaux du patrimoine collectif. Les clochers au Québec ont marqué visuellement et symboliquement la géographie, l’espace public et ont contribué à façonner l’identité collective. C’est d’abord parce que la cloche (l’un des instruments de musique les plus anciens au monde) est un repère sonore fort que son utilisation fut historiquement si répandue. Les fréquences les plus aigües des sons qu’elle émet s’évanouissent très rapidement, par contre les fréquences graves sont audibles à une très grande distance, dans toutes les directions et résonnent longtemps. Les cloches ont d’ailleurs sonné l’alerte contre les menaces, telles que le feu ou l’orage violent. Les cloches ont encore scandé le temps en sonnant l’angélus du matin, du midi et du soir. Elles ont célébré les moments festifs, heureux et douloureux de la vie. Les clochers ont été, et sont encore aujourd’hui, des signes de reconnaissance pour les voyageurs. Ils furent longtemps le point central de ralliement pour la communauté villageoise. Bref, c’est tout un patrimoine visuel, sonore et social qu’évoquent les clochers.

Signes et repères intègre encore une autre dimension du patrimoine « canadien-français », la vie spirituelle. En salle d’exposition, les plaques d’acier sont accrochées sobrement au mur les unes à côté des autres. Cet accrochage évoque le chemin de croix et l’expérience de « communion » et de (co)nnaissance auquel il invite. Entendons la « communion » au sens de ce qui relie, ce qui permet de vivre ensemble. Le spectateur se prête forcément à un exercice contemplatif presque méditatif, un processus à travers lequel défilent les clochers, leur passé ainsi que le caractère sacré de la liturgie anciennement psalmodiée en latin. La présence des clochers, la sobriété des plaques, la gamme chromatique réduite, le caractère abstrait des extraits littéraires de la liturgie (incompréhensibles pour la majorité des visiteurs) invitent au « (re)cueillement ». C’est tout un univers spirituel, affranchi ou non de Dieu, qui est évoqué dans le silence presque méditatif de l’installation. 

PIERRE LEBLANC SIGNES ET REPÈRES
Musée d’art contemporain des Laurentides
101, place du Curé-Labelle, Saint-Jérôme
Tél. : 450 432-7171
www.museelaurentides.ca
Du 26 avril au 12 juin 2011

(1) Hannah Arendt, (traduction dirigée par Patrick Lévy), La crise de la culture, Huit exercices de pensée politique, Paris, Gallimard, 1954, 1972 pour la traduction française, p. 48.

(2) Gérard Bouchard, Charles Taylor, « Fonder l’avenir. Le temps de la conciliation » Rapport de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, Québec, Publication officielle du Gouvernement du Québec, p.5. Version abrégée disponible en ligne à l’adresse suivante : http://www.accommodements.qc.ca/documentation/rapports/rapport-final-abrege-fr.pdf Site consulté le 23 juillet 2011.

(3) André Comte-Sponville, L’esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu, Paris, Albin Michel, 2006, p. 36-37.