Peindre sans peinture
Dans ses expositions des dernières années, Julie Trudel développe une production singulière, qui s’éloigne de la peinture comme surface bidimensionnelle et s’ouvre vers une vision plus spatialisante. Ce glissement semble contingent à l’introduction de panneaux d’acrylique comme supports dans son travail, l’ayant menée à explorer les possibilités d’inscrire ce matériau dans l’espace, d’abord près du mur, puis s’en détachant progressivement. Ce processus culmine dans sa plus récente exposition à la Galerie Hugues Charbonneau par un ensemble d’œuvres en relief, dont la pièce maîtresse est une imposante composition autoportante qui tend vers la sculpture, tout en témoignant de la sensibilité de peintre de Trudel. Dans le passage du tableau à l’objet se révèlent les influences de l’artiste, sises au croisement d’approches minimales, optiques et processuelles.
« Les nouvelles œuvres ressemblent évidemment plus à de la sculpture qu’à de la peinture, mais sont plus proches de la peinture1 », écrivait Donald Judd dans son texte fondateur Specific Objects (1965), théorisant le courant minimaliste. Bien que près de soixante ans séparent le travail de Trudel de cette période charnière de l’art contemporain, cette citation vient à l’esprit en parcourant l’exposition, et pas seulement parce que l’artiste semble référer explicitement à Judd par le choix de ses titres (Triptyque spécifique, Polyptique spécifique). C’est plutôt qu’au mur, les compositions angulaires ou rectangles qui s’avancent dans l’espace rappellent l’intérêt que la sculpture minimale a porté aux volumes, bien que les jaunes, bleus et rouges métallisés les inscrivent davantage dans le registre formel de la peinture – pensons à l’abstraction géométrique ou au hard edge, qui provoquent la rencontre de larges aplats de couleurs pour en exploiter les effets optiques. Malgré la tridimensionnalité, il y a cette impression très nette d’être en présence de peintures dans l’exposition, une sensation magnifiée par l’éclairage qui active le revêtement miroir des matériaux, comme si ceux-ci étaient illuminés de l’intérieur et faits de couleurs encore plus pures que celles de pigments. D’un point de vue perceptuel, la lumière met également en évidence les zones où les feuilles d’acrylique sont altérées pour leur donner une texture plus mate, modulant ainsi les teintes en intensités plus sombres. « Peindre sans peinture » ; voilà comment Trudel désigne si justement cet effet, affirmant par-là clairement l’appartenance et la contiguïté idéologique des œuvres au domaine de la peinture dans sa pratique.
L’impression d’ensemble de l’exposition, vibrante et d’une grande pureté formelle, tient en grande partie à la forte cohérence interne du corpus, fruit de paramètres auto-imposés. En effet, l’artiste se plaît à s’astreindre à certaines contraintes, dans l’esprit de démarches processuelles ou sérielles qui visent l’épuisement des combinaisons de données déterminées. Ici, la gamme de couleurs primaires, les effets miroirs et les propriétés de l’acrylique thermoformé marquent son terrain de jeu. Rotations, renversements, translations, glissements et superpositions rythment les formes des compositions, à la manière d’études géométriques dont on peut imaginer toute l’étendue des possibles. Bien qu’elle qualifie ce mode de production de « protocoles de travail simples », les œuvres qui en résultent font montre d’une recherche technique complexe, en cohérence avec la quête de perfection plastique à laquelle Trudel a habitué son public.
Cela est plus que jamais manifeste dans le Polyptique spécifique, imposante œuvre placée au centre de la galerie sur un socle surélevé telle une sculpture, mais faisant écran tel un vaste tableau. Parfaitement lisses, les larges feuilles d’acrylique pliées paraissent s’emboîter les unes dans les autres, jusqu’à ce que les surfaces miroirs brouillent leur ordre apparent, invitant des reflets (incluant ceux des spectateurs) et des ombres portées qui changent selon l’angle de vue. Tirant profit de la tridimensionnalité et d’une échelle invitant une meilleure activation du corps dans l’espace – une mesure chère à la sculpture minimaliste, ce que l’artiste reconnaît certainement – cette œuvre semble marquer un nouveau tournant dans l’œuvre de Julie Trudel. Elle fait le pont vers une approche sculpturale de plus grande échelle, où s’incarnent néanmoins les enjeux de surfaces, de couleurs et de formes que la peinture lui a jusqu’alors permis d’explorer. En invitant un rapport physique avec les œuvres autant qu’une acuité du regard, Réflexion, couleur et lumière propose une expérience esthétique particulière qui, sans nul doute, générera des suites fécondes dans la pratique de Julie Trudel.
1 Traduction libre de Donald Judd, extraits de « Specific Objects », dans Kristin Stiles et Peter Seltz, Theories and Documents of Contemporary Art.A Sourcebook of Artist’s Writings (Berkeley : University of California Press, 2012), p. 138-140.
(Exposition)
RÉFLEXION, COULEUR ET LUMIÈRE
JULIE TRUDEL
GALERIE HUGUES CHARBONNEAU, MONTRÉAL
DU 30 MARS AU 30 AVRIL 2022