Vingt ans après la grande rétrospective consacrée à son œuvre peint, le Musée national des beaux-arts du Québec rend hommage à Alfred Pellan (1906-1988), l’homme, l’amoureux, l’ami, l’esprit libre, l’artiste insatiable. L’exposition Alfred Pellan. Le grand atelier, s’appuyant sur le legs inestimable consenti par sa femme, feue Madeleine Poliseno-Pelland (1926-2010), permet d’entrer dans l’intimité créatrice d’Alfred Pellan.

Je me souviens de l’impression que j’ai ressentie devant l’ensemble hétéroclite que constituait le fonds d’atelier légué par Madeleine Poliseno-Pelland en attente de traitement et de mise en valeur, qui emplissait, du plancher au plafond, les étagères d’une salle de la Réserve du Musée national des beaux-arts du Québec. « Woaw ! » J’ai poussé ce cri avec le sentiment d’assister au dévoilement d’un trésor inestimable. Tout juste retirés de la maison-atelier de Sainte-Rose, à Laval, plusieurs classeurs, des caisses d’objets, des lots d’œuvres s’échelonnant de 1926 à 1985, certaines dans leur encadrement d’origine : c’était tout Pellan – le contenu d’une vie prolifique et ses secrets d’atelier – faisant une entrée historique dans la collection nationale, à Québec, sa ville natale.

Réunissant près de 300 œuvres, dont une trentaine de tableaux, des collages, des objets transformés et plus de 150 œuvres graphiques, le tout ponctué de documents d’archives inédits, l’exposition Pellan. Le grand atelier se veut davantage qu’une reconstitution du lieu de vie et de travail inspirant que fut la petite maison centenaire plantée au bord de la rivière des Mille-Îles où a vécu et travaillé Alfred Pellan. Elle cherche à en « retransmettre l’âme et l’esprit dans une mise en espace à la fois cohérente et éclatée, à l’image de l’artiste », s’enthousiasme Ève-Lyne Beaudry, conservatrice de l’art contemporain du MNBAQ.

Le circuit, conçu à partir du contenu du legs – et de ses étonnantes découvertes –, enrichi par quelques emprunts privés et institutionnels, notamment auprès du Musée des beaux-arts de Montréal et du Musée d’art contemporain de Montréal, propose une immersion complète dans l’univers foisonnant et coloré de Pellan. Mieux encore, il plonge au cœur du processus de création tous azimuts et sans cesse réinventé qui fut le sien. Cinq thématiques y sont abordées : Portraits et autoportraits, L’exploration perpétuelle, Le quotidien magnifié, La femme désirée, Dupliquer le plaisir.

« L’art est toujours tendu vers l’avenir et un perpétuel renouveau, disait l’artiste. On ne peut éviter d’être de son époque1. »

Pellan, on le sait, a su puiser à même les grands courants de la peinture moderne – fauvisme, cubisme, expressionnisme et, surtout, surréalisme – pour imposer son propre voca­bulaire pictural et créer sa propre imagerie. Ses tableaux « à voir » et « à toucher » sont le résultat d’explorations plastiques incessantes. Les expérimentations techniques et chromatiques, les matières inusitées (sable, silice, brin de tabac, grain de riz, fragment de verre et de métal, peinture fluorescente…) pour l’obtention de textures et d’effets particuliers, même les outils bricolés de toutes pièces ou tout bonnement improvisés (peigne, seringue à pâtisserie…), témoignent de la multiplicité des moyens mis en œuvre pour se dépasser lui-même et, du coup, surprendre le public.

Le dessin : genèse de l’œuvre

La connaissance du métier sans cesse repoussée va de pair avec la pratique assidue du dessin, à la base de son art. Pellan développe en effet ses sujets en série, décline ses motifs jusqu’à satiété. D’abord imaginés sur la table à dessin, dupliqués avec de nombreux procédés inventifs (décalques, collages…) et reportés dans ses peintures, certains traverseront son œuvre entier, d’autres émergeront en cours de route. Son attachement pour le nu féminin, la femme, l’érotisme, thèmes chéris du surréalisme, ainsi que pour sa fabuleuse série des Bestiaires commencée en 1974, dont il a d’ailleurs investi chaque pierre de sa maison, perdurera par exemple jusque dans les dernières grandes compositions.

Ludique, vivante, jubilatoire, l’iconographie « pellanienne » prend assise sur un travail graphique presque obsessionnel. « Jamais un tel déploiement de dessins de Pellan n’a été possible jusqu’ici, mentionne Ève-Lyne Beaudry. Comptant pour 70 % des œuvres exposées, la sélection faite à partir du legs, qui en dénombre plus de 780, s’avère l’élément rassembleur, le joyau de l’exposition ! »

Le touche-à-tout ingénieux

L’exposition fait grand état d’un Pellan touche-à-tout, qui a illustré des poèmes (Grandmont, Grandbois, Péloquin…), dessiné des costumes et des décors de théâtre. Exposée en 1971 au Centre culturel canadien, à Paris, une série de 50 masques (sur les 75 existants) constitue un autre moment fort. L’artiste y recrée les maquillages originaux qu’il avait conçus en 1946 pour la pièce La nuit des rois de Shakespeare, montée par les Compagnons de Saint-Laurent et reprise en 1968 par le Théâtre du Nouveau-Monde.

En toute intimité…

L’exposition le dépeint aussi plein d’humour, s’amusant de lui-même et de son entourage, transformant jusqu’au plus banal objet du quotidien en ready-made. Souliers, articles ménagers, galets, bols à soupe ou de toilette, pattes de table, illustrations de journaux, palettes du peintre, bref, tout ce qui lui tombe sous la main devient prétexte à exercer son imagination. Jamais exposée, la série des Satellites, sortes de sculptures mobiles d’aspect futuriste gravitant dans son atelier, fabriquées à partir de tuyaux d’aspirateur et de que sais-je encore, se fait le point d’orgue d’un drôle de cabinet de curiosités.

L’exposition évoque aussi son cercle d’intimes : Léon et Rita Bellefleur, Jean Léonard, Mimi Parent, Jean Benoît, Françoise Sullivan, avec lesquels il se prête aux jeux du cadavre exquis et de la caricature.

L’exposition Pellan. Le grand atelier, parce qu’elle dévoile en grande partie, et pour la première fois, des objets d’usage privé, des œuvres préparatoires non destinées à être montrées mises en lien avec des pièces majeures, offre comme jamais auparavant un accès privilégié à l’environnement intime du peintre, à ses cogitations sans limites et à son imaginaire débordant. 

UN LEGS D’EXCEPTION

Il est rare qu’un musée ait la chance d’être le bénéficiaire d’un fonds d’atelier resté entier et intact. Il est plus rare encore qu’un tel fonds appartienne à une figure emblématique de l’histoire de l’art nationale. Ainsi en est-il de la donation Poliseno-Pelland qui totalise 1 630 œuvres et objets de toutes sortes, auxquels s’ajoute un fonds d’archives documentaires et photographiques imposant, couvrant toutes les facettes de la production et de la carrière du peintre. Le tout s’additionne aux 193 œuvres de la collection permanente acquises depuis 1940 ; le MNBAQ est ainsi devenu en 2010 le plus important dépositaire de l’œuvre de ce maître incontesté de l’art moderne, dont la notoriété est internationale.

Gardienne de la mémoire d’Alfred, Madeleine a pris grand soin, des années durant, d’organiser, consigner et faire inventorier l’héritage artistique qu’elle allait ainsi léguer à la postérité peu de temps avant sa mort.

Véritable œuvre d’art, la maison mythique du couple, aujourd’hui vidée, sur les murs de laquelle Pellan avait apposé tant de fois sa signature, a été achetée par le musée d’État en 2006 et fait désormais partie d’un même patrimoine à conserver et à mettre en valeur.

(1) Cité dans Michel Martin et al., Alfred Pellan. Catalogue d’exposition, Musée du Québec, Musée d’art contemporain, Les Publications du Québec, 1993.