Phil Allard. Mise à niveau
Beaucoup d’artistes contemporains se plaignent que leurs œuvres ne soient vues que par un très petit nombre de gens. Pourtant, n’importe qui peut déambuler, sans avoir à débourser un sou, à travers les cinq étages du Belgo et entrer dans les galeries et les centres d’artistes autogérés. Mais le problème est que n’importe qui ne va pas au Belgo, si bien que cette Mecque de l’art contemporain n’est fréquentée que par les initiés. Le grand public croit qu’il n’a pas les connaissances nécessaires pour comprendre ces expositions ou s’en moque pour ne pas montrer sa gêne. Il existe pourtant un moyen pour les artistes en art actuel de se mettre au niveau du public pour le toucher, c’est d’installer leurs œuvres dans l’espace public. Or, c’est précisément, ce que fait Phil Allard.
Il était impossible, en septembre 2012, de passer sur la Place des festivals sans remarquer une sorte d’arc de triomphe constitué de palettes dont l’architecture, quoique manifestement éphémère, faisait écho à celle du Musée d’art contemporain. Il était fascinant de voir comment l’installation intitulée Forêt II, par sa stabilité rassurante, par l’ombre discrète qu’elle offrait à celui qui s’aventurait à l’intérieur, apprivoisait le public, le gagnait peu à peu à sa cause. Sans chercher à plaire, l’œuvre peu à peu plaisait. On s’amusait à passer d’une porte à l’autre. On s’asseyait pour lire sur des palettes disposées comme des bancs. On s’initiait sans peine à l’art actuel. On commençait à réfléchir, à penser au bois coupé pour construire ces palettes sur lesquelles sont entassés tous ces biens que l’humain développé surconsomme. L’art actuel avait quelque chose à dire. On pouvait le comprendre.
On a pu voir encore à Montréal en 2012, dans le quartier des Récollets, une autre œuvre architecturale réalisée par Phil Allard en collaboration, comme la précédente, avec Justin Duchesneau. Courtepointe se présentait comme une immense couverture colorée qui descendait du toit de la Fonderie Darling jusque dans la rue. L’œuvre venait parasiter par sa structure molle les lignes rigides de l’architecture industrielle. Composée de caisses de plastique multicolores, elle contrastait avec le revêtement de briques du bâtiment. Envahissante comme ces objets de plastique qui ne sont pas recyclés, déplacée aussi assurément, mais néanmoins attirante. Celui qui se glissait sous cette étrange couverture ne se lassait pas de regarder les multiples dessins géométriques composés par les ombres que projetaient les fonds des caisses. Il pouvait alors commencer à penser au contraste entre la courtepointe traditionnelle agencée patiemment par les femmes dans les siècles passés à l’aide des chutes de tissus et les produits manufacturés dont nous nous débarrassons avant qu’ils ne soient usés.
Dans l’entretien que Phil Allard m’a accordé, l’artiste me disait qu’il a eu, lors du festival d’art urbain Walk and Talk 2012 aux Açores, l’occasion de constater que son art parle bien au public. Il a promené, dans les rues de Ponta Delgada, la capitale de l’île de São Miguel, une énorme sphère constituée de bouteilles et de caisses de plastique retenues dans un filet de pêche. Il a poussé la sculpture intitulée Spaceball sur un passage pour piétons, l’a installée devant une porte et même dans une ruelle dont elle bloquait l’accès. Certes, l’œuvre est belle avec ses transparences et ses couleurs vives, mais elle est aussi dérangeante. Les pêcheurs avec qui l’artiste a parlé comprenaient très bien qu’elle représentait ces déchets de plastique qui flottent autour de l’île et se prennent dans leurs filets. Mais ils comprenaient en même temps que ce problème qui est le leur est aussi celui du monde, envahi aujourd’hui par des produits dérivés du pétrole.
Est-ce à dire qu’un artiste qui souhaite que son travail soit vu par un assez grand nombre de gens ne doive pas exposer dans un centre d’artistes ? Non, mais il aura alors intérêt à choisir une galerie qui ait pignon sur rue. C’est précisément le cas de la Galerie articule qui a accueilli l’exposition Power Play juste avant la période des fêtes. Phil Allard y poursuivait son propos sur l’environnement en recyclant en œuvres d’art des affiches électorales. D’ailleurs, ces panneaux de coroplast sont impossibles à recycler autrement à cause des boues toxiques contenues dans l’encre d’imprimerie. Mais la contestation sociale peut aussi se lire dans le fait que les visages de tous ces politiciens, qui ont été placardés à grand frais dans les rues de la ville, ont été découpés en tranches très fines pour constituer des tableaux abstraits géométriques d’un extrême raffinement. Les passants qui empruntaient la rue Fairmount pouvaient voir l’artiste faire un château de cartes. Intrigués, ils s’approchaient, se risquaient à entrer. Ils constataient alors avec étonnement qu’il s’agissait de cartes de crédit. Rien de plus instable qu’un château de cartes, rien de plus précaire que le château en Espagne que l’on construit à crédit. Un geste maladroit et il s’écroulait, comme l’économie qui est au plus mal dans certains pays.
En créant dans l’espace urbain, au niveau de la rue, Phil Allard se met au niveau du public. Il le rend ainsi à même de comprendre que, si ses œuvres sont dérangeantes, c’est parce que le monde est dérangé. Alors, l’art actuel pour les nuls ? C’est un « Work in Progress » !