La mort s’efface de notre vie. Elle devient moins familière. Plus « sauvage », pour reprendre les mots de l’historien Philippe Ariès dans son ouvrage L’homme devant la mort1. Si, au cours du XXe siècle, nos connaissances sur la mort s’accroissent, sa compréhension graduellement nous échappe.

Avec l’exposition Pierres blanches présentée à Espaces F, l’artiste montréalaise native de Rimouski Judith Bellavance se réapproprie le phénomène mortuaire et participe à sa réinscription dans le paysage visuel. Le corpus, qui comprend des œuvres installatives, photographiques et vidéo, réunit le vivant et sa mort, jusqu’à les rendre quasi indiscernables. Le début et la fin du cycle de la vie se confondent. S’il y est question de la disparition, de la trace et de son effacement à travers différents rituels funéraires, figure aussi, au cœur de la proposition, la question de la transformation de la matière. L’espace libéré abrite à nouveau. L’exposition rend manifeste ce passage du corps inerte encorps vivant à travers la matière organique observée, collectionnée et transformée par l’artiste lors de la création de ses œuvres. L’ensemble rend aussi visible l’intégration fine, par Judith Bellavance, de ses deux pratiques, soit les arts visuels et la thanatopraxie. Autant dans l’espace funéraire que dans l’espace de la galerie, les différents rituels de Bellavance l’amènent à conserver, à soigner et à exposer la perte.

Judith Bellavance, Mr. Et Mme (2023)
Projet Pierres Blanches
Installation vidéo, mots gravés sur une pierre tombale, 305 x 457 cm
Courtoisie de l’artiste

L’installation La question du devenir, tirée du projet Eldorado (2020-2023), capte rapidement le regard. Présentée au Centre Sagamie en 2020, l’œuvre, adaptée au nouvel espace, est composée d’ornements funéraires – 500, 800 ou peut-être bien 1 000 fleurs coupées, séchées et piquées sur la surface d’un mur qui emprunte, pour l’occasion, la couleur de sa chair. Une chair rosée, résolument vivante. Judith Bellavance connaît bien les couleurs qui s’effacent avec la mort. Les notions de disparition et de survivance me semblent centrales à la proposition, appuyées par les jeux d’ombres portées qui dédoublent et déforment la réalité. Pour sa création, l’artiste récupère les fleurs laissées au complexe funéraire – celles choisies par l’entourage pour apaiser, accompagner ou célébrer l’être aimé. Je l’ai vue, dans la galerie d’Espaces F, mettre en chair avec délicatesse les roses, lys, callas et souffles de bébé. Tout en manipulant soigneusement ces fleurs, l’artiste m’a parlé de la variation de leur perte de couleurs durant le processus de conservation. Quoi qu’il en soit, le temps fait son œuvre. « Il est étonnant », je me dis, « comme ces végétaux qui se décomposent empruntent différentes teintes de peau ». L’installation qui en résulte enveloppe et réconforte par sa forme imposante et la nature organique de ses matériaux. Trois photographies tirées du projet Eldorado l’accompagnent. Deux d’entre elles sont reproduites dans le premier livre photographique de Bellavance, Choisir, publié en 2020 par le Centre Sagamie. Juste avant la sortie de la galerie, une œuvre vidéo donne à voir la circulation des fourmis sur une fleur de porcelaine tombée au sol. Capté à la manière d’une photographie qui s’anime, le plan fixe accentue le contraste des rythmes entre l’immobilité de l’ornement funéraire et la vitesse du mouvement qui désormais l’habite. L’œuvre soulève de différentes façons la question du devenir, puisqu’elle témoigne aussi d’une nouvelle expérimentation qui intégrera, en septembre 2023, l’exposition Constat d’abandon dans le cadre des Photaumnales, une initiative du pôle photographique Diaphane (Clermont de l’Oise, France).

Dans la deuxième salle est diffusée, pour la première fois, Pierres blanches (2023), qui consiste en une projection grand format de soixante-six photographies. Celles-ci, capturées dans les cimetières, révèlent des plans rapprochés de mots et de nombres gravés sur les pierres tombales. Ces fragments d’inscriptions se dévoilent un à un, détachés de leur contexte et interreliés grâce à la séquence narrative imaginée par l’artiste. « 1 jour », « 4 jours », « 5 mois », « 46 ans », « Fils », « Paradis », « Accidentellement ». La qualité évocatrice des mots, le défilement chronologique des nombres et le rythme du montage pointent en direction de l’inévitable finalité. En revanche, la présence du lichen qui pousse sur la surface des monuments funéraires murmure un tout autre discours. Celui du recommencement. Telle une étreinte, le vivant s’y insère et recouvre tranquillement de ses couleurs les écrits douloureux. Je suis hypnotisée par une variété de lichen rouge qui se développe de manière circulaire. « Des gouttes de sang ? Certaines douleurs persistent », je me dis. Les images se succèdent, s’accumulent dans la mémoire ou s’effacent. Celles qui y demeurent participent à la construction d’une histoire personnelle du défilement – celui du temps comme celui des gens. Bellavance n’ajoute pas de son au montage. Le choix du silence amplifie le bruit des corps présents dans la galerie. Le mien. Celui des autres. J’entends le frottement des vêtements et le rythme des souffles. 

Judith Bellavance, La question du devenir (2023)
Projet Eldorado 
Ornements funéraires séchés, 12,20 x 3,65 m
Courtoisie de l’artiste

Adjacente à cette proposition se trouve une version inédite de la série photographique Prononce mon nom (2015). Celle-ci est composée de portraits anciens sur lesquels les visages des personnes ont été recouverts de pétales et de pistils aux couleurs vives. Ces matériaux – fleurs et photographies – sont aussi collectés dans les cimetières par l’artiste. Bellavance superpose ensuite les corps et les époques en jouant de l’opacité des formes et des couleurs. Elle invente autant de façon de panser qu’il y a de portraits altérés. Cette fois, l’artiste troque les tirages montés sous acrylique présentés dans les bureaux d’Occurrence en 2015 pour une projection sur une surface souple et translucide suspendue dans l’espace. Le support délicat réagit, étant donné sa légèreté, aux mouvements des curieux et curieuses qui découvrent les humains-fleurs de Bellavance. Une nouvelle forme de vie existe dans la galerie d’Espaces F.

Les thèmes de la disparition et des réminiscences habitent toujours l’artiste qui se réinvente, cette fois, en explorant l’écriture temporelle propre à la vidéo. Un développement prometteur dans une pratique nourrie par la durée. Celle de la vie, celle des corps, celle des histoires, réelles ou fictives. Je trouve la mort plus hospitalière à travers les œuvres de Bellavance. J’y retournerai. Je ne saurais faire autrement. 


(Exposition)

Pierres blanches
Espaces F, Matane
Du 24 mars au 30 avril 2023

1 Philippe Ariès, L’homme devant la mort (Paris : Seuil, 1977).