Pour mes camarades et moi : « Un dos tres por mí y mis compañeras »
Dans les silences qui tissent la présence, la violence qui engendre l’absence, les corps deviennent porteurs d’une histoire qui dépasse leurs seules frontières. Dans l’absence comme dans la présence, ces corps parlent. Et dans l’exposition Un dos tres por mí y mis compañeras, commissariée par Nuria Carton de Grammont, les corps se parlent.
Les deux petites salles d’Optica laissent trop peu de place pour dresser un portrait exhaustif de la performance latino-canadienne. Là n’est pas le but de l’exercice : il s’agit plutôt d’esquisser une définition et d’initier la construction de l’art latino-canadien à travers le corpus de femmes ayant exercé leur art tant en Amérique latine qu’au Québec : Claudia Bernal, Christine Brault, Constanza Camelo, Livia Daza-Paris, Maria Ezcurra, Helena Martin Franco et Giorgia Volpe. À l’exception de Christine Brault (et on y reviendra), ces femmes sont arrivées au Québec dans les années 1980-1990 alors qu’elles avaient déjà une carrière bien entamée en Amérique latine, qu’elles ont dû fuir en raison du contexte sociopolitique instable. À leur arrivée dans la Belle Province, comme tant d’autres immigrantes et immigrants, elles se sont heurtées à l’invisibilité : de leur identité, de leur communauté d’appartenance, de leur pratique professionnelle. Pour échapper au stéréotypage et à la stigmatisation identitaire, elles ont choisi de s’isoler plutôt que de se regrouper et de former un mouvement comme l’ont fait leurs consœurs du mouvement Chicano aux États-Unis dans les années 1960. Petit à petit, ces femmes artistes ont commencé à se faire connaître au Québec, alors qu’elles continuaient à faire des allers-retours en Amérique latine et que se développaient leurs pratiques transfrontalières. Un pied ici, l’autre là-bas : une présence partagée et une subjectivité qui se construit au contact d’une culture nouvelle, qui n’est pas la leur, mais qui le deviendra.
Pour aborder cette nouvelle réalité au Québec et leur héritage latino-canadien, le corps est un outil incontournable puisqu’il s’active dans l’appartenance aux territoires et porte en lui la mémoire du passé. Pour ces nouvelles arrivantes qui ont fui des régimes dictatoriaux ou des contextes de violence innommables, la simplicité du corps en a fait un médium de premier choix, d’autant plus que la tradition de la performance en Amérique latine est très forte, surtout chez les femmes. Dans Un dos tres por mí y mis compañeras, la performance est présentée et documentée sous différentes formes : installations, photos, vidéos, vidéos-performances et performances en galerie, qui détaillent les nombreuses possibilités de cet art vivant. Chez Maria Ezcurra, des bas de nylon suspendus, au fond desquels pendent des sandales, espadrilles et souliers à talons hauts agissent comme substituts des corps disparus. Ni una más (2003) traite des féminicides perpétrés à Ciudad Juárez au Mexique, traçant un parallèle nécessaire avec les féminicides des femmes autochtones au Canada. Dans l’absence des corps, la violence parle des conséquences de la colonisation et du système hétéropatriarcal sur des populations vulnérables. Chez Constanza Camelo, le nettoyage social d’enfants, de sans-abri et de travailleuses du sexe par des milices para- militaires à Bogotá en 1994 est réactivé par des interventions performatives. Dans Journées de nettoyage I et II (1994), sept jours durant, des artistes, des personnes ayant survécu aux meurtres et des défenseurs des droits humains ont littéralement lavé leurs corps et des espaces publics pour détourner le sens de l’opération des milices. Se laver en public a pris une tout autre signification que dans l’intimité des espaces privés : ces gestes quotidiens dévoilés au grand jour ont su mettre en lumière la vulnérabilité de tout un chacun, tandis que les corps performatifs ont rendu honneur à celles et ceux disparus.
S’il est un thème constitutif de cette exposition,
ce serait certainement celui de la violence,
nécessaire pour comprendre l’histoire de la
diaspora latino-américaine.
Les corps politisés de l’exposition sont les porte-étendards de la mémoire à la fois individuelle et collective de la diaspora latino-américaine. Livia Daza-Paris exerce ce qu’elle appelle une poetic forensics (une médecine légale poétique) pour aborder l’histoire non officielle des disparitions forcées, notamment celle de son père. À la recherche d’indices sur son assassinat lors de la guérilla vénézuélienne, l’artiste issue du milieu de
la danse a produit plus d’une trentaine de vidéos dans laquelle elle (re)visite ces lieux qui camouflent et taisent ces indices. Dans Testimony A-1 – The Family Portraits, Chapter 1: Washington (2016), Daza-Paris arpente les espaces publics de Washington, D.C., en déroulant à différents endroits des reproductions de photographies d’époque grand format de son père et d’autres membres de sa famille, aussi disparus. Performées auprès de monuments d’hommes politiques censés symboliser la paix et la justice, ces actions révèlent l’impact des interventions des États-Unis en Amérique latine pendant la Guerre froide.
Pour la commissaire, s’il est un thème constitutif de cette exposition, ce serait certainement celui de la violence, nécessaire pour comprendre l’histoire de la diaspora latino-américaine, mais aussi le besoin de mettre en place une mémoire individuelle et collective face à cette violence. C’est ainsi que Christine Brault a répertorié les féminicides du continent sur une carte des Amériques. Brault est la seule artiste née au Québec de l’exposition : une posture commissariale volontaire, qui veut rassembler des artistes non pas sur la simple base identitaire, mais sur l’ancrage de leurs pratiques au Québec et en Amérique latine. Dans apareSer / aparÊtre (2019-2020), le continent tracé à même le mur lors d’une performance, et représenté à l’horizontale plutôt qu’à la verticale, regroupe des petits flacons de terre sur lesquels sont inscrits les lieux où les féminicides ont été perpétués, sur l’ensemble du continent. Et ici même, à Tiohtià:ke (Montréal). L’histoire de ces femmes latino-canadiennes nous appartient-elle? Quelle est notre responsabilité par rapport à ces histoires, ici et maintenant? À l’heure où les débats sur la diversité et la réconciliation divisent le Québec, Un dos tres por mí y mis compañeras esquisse des pistes de réflexion essentielles pour comprendre ces pratiques transfrontalières et leurs histoires, car c’est la nôtre, aussi.
Un dos tres por mí y mis compañeras
Commissaire : Nuria Carton de Grammont
Optica, centre d’art contemporain, Montréal
Du 18 janvier au 28 mars 2020
Artistes : Claudia Bernal, Christine Brault, Constanza Camelo, Livia Daza-Paris, Maria Ezcurra, Helena Martin Franco, Giorgia Volpe