Présence sur le territoire : Nathalie Lavoie et Karine Locatelli

Le centre d’artistes Langage Plus à Alma, au Lac-Saint-Jean, présentait cet été deux expositions monographiques promouvant des visions singulières du paysage : Forêt-école de Nathalie Lavoie, résidence-exposition cocréée avec les élèves de l’école Sainte-Hélène dans la municipalité de Saint-Henri-de-Taillon ; et Aperçu de l’invisible Nord de Karine Locatelli, une mise en espace d’un vaste corpus constitué lors des dernières années suivant les différentes sorties de l’artiste sur le terrain.
Si Lavoie et Locatelli façonnent des univers qui leur sont propres, elles font preuve toutes deux d’un intérêt marqué pour l’observation détaillée de la nature. Et dans leur insistance pour être en proximité avec le motif, on doit leur reconnaître la pertinence de cette approche, qui va bien au-delà de la représentation paysagère qui introduirait une distance face au territoire.
La Forêt-école comme lieu de cocréation
Chez Nathalie Lavoie, l’observation sur le motif prend une importance particulière. Sa démarche intuitive provient d’un désir de comprendre le monde à travers l’art : comment reproduire les champignons et les lacs, comment rendre les détails, et surtout comment donner une place suffisante à l’imagination dans le geste même de l’imitation ? Dans les activités menées à l’école dans le cadre de sa résidence, l’artiste guidait les enfants dans des exercices de création basés sur leur expérience de la forêt. En résultent des cartographies de lacs autant réels qu’imaginaires, des champignons sculptés dans l’argile à divers stades de leur croissance ou de leur détérioration, le rendu par dessin d’épines de pin lancées hasardeusement sur la feuille de papier, des tracés à l’encre d’animaux qui peuplent la Forêt-école – pour ne nommer que quelques-unes des créations réalisées par les enfants.
Bien que la place offerte
au territoire dans l’expérience individuelle demeure propre à chacun, la proximité physique à la nature est quelque chose qui est à l’inverse partagée
par une collectivité.
Ici, l’acte de l’artiste est simple : rendre dans la mise en espace de l’exposition le calme nécessaire à l’accumulation des motifs, pour agencer finalement à travers ses propres œuvres ce qui deviendra un vaste bestiaire, aussi riche que la flore et les lieux naturels qui entourent la vie de ses jeunes complices-créateurs. Comme l’indique Sylvain Desbiens, géologue ayant rédigé la préface de la publication accompagnant l’exposition : « En tant qu’enfants du Lac-Saint-Jean, nous naissons parmi les arbres, en relation avec la forêt boréale. Jusqu’à la terre sans arbres, une forêt vivante, une forêt habitée, une forêt nôtre, une forêt intérieure. » Bien que la place offerte au territoire dans l’expérience individuelle demeure propre à chacun, la proximité physique à la nature est quelque chose qui est à l’inverse partagée par une collectivité – comme en témoigne la volonté de l’artiste de déhiérarchiser ses interactions avec les enfants, véritables cocréateurs de l’exposition.
Un objectif récurrent dans les œuvres de Lavoie se laisse ainsi deviner, c’est-à-dire celui de créer des opportunités de présence et de mise en relation. C’est la raison pour laquelle elle s’intéresse à des matières, comme l’encre, qui ont pour qualité la non-réversibilité. Celle qui mène jusqu’en avril 2021 une résidence de création au Musée du Fjord pour son projet Habiter le Fjord, laissera finalement comme trace de son passage à l’école Sainte-Hélène une œuvre permanente, Les carnets de la forêt (2019).

Photographies argentiques numérisées et imprimées sur toile de lin, pierres
Photo : Alexandre Perreault
Ce qui du Nord est invisible
C’est aussi un désir de capter le paysage sur le motif qui guide le récent corpus de Karine Locatelli. En n’offrant pas de grandes prises de vue au lointain, ses œuvres proposent plutôt des détails, des textures, des répétitions et des couleurs en camaïeu qui puisent dans une pratique plus incarnée du pleinairisme. Son processus prend ancrage dans l’apprentissage en continu de savoir-faire reliés au territoire : la pêche, la voile, la raquette, la cueillette de fruits et l’identification des plantes, comme un ensemble d’éléments qui sont aussi informés par les spécificités territoriales et les enjeux des politiques locale et industrielle.
Locatelli fait de ses œuvres une investigation personnelle et culturelle du territoire et des saisons, en cernant notamment le décalage qui persiste entre les représentations romancées de la blancheur – ou du « vide » inhérent aux grandes étendues de neige –, et la réelle expérience de cette saison hostile. Elle laisse paraître ici et là les détails verts des mousses et des lichens qui persistent à la neige, reconnaissant aussi qu’il faut détenir des connaissances particulières pour survivre à la nordicité. Faisant un clin d’œil à tout le pan de l’histoire de l’art canadien qu’est la peinture de paysage – on pense ici au Groupe des Sept ou aux motifs qui peuplent les galeries de Baie-Saint-Paul, où elle habite –, Locatelli représente les paysages pour en magnifier les spécificités. Accumulant les déplacements entre les régions du Nord, l’artiste de Charlevoix est aussi une habituée du fleuve, du fjord, de la Côte-Nord et de la Basse-Côte-Nord. Cette mobilité se laisse deviner dans les matériaux utilisés pour la création de son corpus : la broderie est un support très petit, les tissus se plient et se rangent dans un sac, les aiguilles et les fils peuvent la suivre partout. Les croquis sont faits lorsqu’elle se déplace, pour rendre ses sujets directement sur place ou au retour, de mémoire, en se fiant à son observation fine et aux souvenirs qu’elle a créés de ses périples.
Ce contact de proximité avec le territoire est accentué par la matérialité de ses œuvres : tout comme on sent la texture du coton dans la broderie Série Lichens sur rocher (2019), l’image de Printemps/Hivernie (2018) est numérisée puis imprimée sur toile spécifiquement pour que devienne perceptible le grain propre à la photographie argentique.

Encre de Chine et broderie sur toiles
Photo : Alexandre Perreault
S’approprier
Dans les deux cas, il est intéressant de noter un désir de croiser les disciplines artistiques à celles des sciences naturelles. Si Nathalie Lavoie investigue des méthodologies propres au cabinet de curiosités, en étudiant un motif ou un élément par accumulation et mise en vitrine, elle l’approche de manière encyclopédique en se basant sur un procédé d’imitation de la nature. Une partie de l’exposition est destinée à des modelages d’argile disposés sous des cloches de verre, stratégie qui n’est pas sans rappeler le corpus Les cabinets de curiosités qu’elle avait présenté dans douze expositions mensuelles à la Bibliothèque municipale de La Baie en 2019.
Dans une perspective de dialogue d’idées, le corpus entier de Karine Locatelli est influencé par la géographie, et spécifiquement par les recherches sur la nordicité de Louis-Edmond Hamelin qui aborde selon une approche anticoloniale l’identité nordique. En s’intéressant à l’histoire culturelle du Nord, Locatelli fait de son travail une méthode d’investigation qui participera finalement à créer, artistiquement, une éthique de création sur le territoire.
Avec les défis écologiques qui nous guettent, il est rafraîchissant de prendre en compte ces démarches interdisciplinaires qui ont à cœur une perspective de proximité. De ces détails et expériences provenant de l’art, nous pourrions peut-être nous approprier plus finement la nature qui nous entoure ?