Rafael Lozano-Hemmer
Éphémère mais non sans public
Les 21 installations regroupées sous le titre Présence instable qui attendent les visiteurs au Musée d’art contemporain de Montréal sont issues de dix-huit années de travail mené par l’artiste Rafael Lozano-Hemmer. À leur sujet, il conviendrait certainement de parler de dispositifs techniques et technologiques plutôt que d’installations au sens habituel que l’on donne à ce terme dans le monde de l’art, tant elles se caractérisent par leur arrière-plan et leurs composantes technologiques.
Les matériaux de prédilection de Rafael Lozano-Hemmer sont les masses de données souvent fugaces que captent et traitent des ordinateurs ultra-puissants à des vitesses qui donnent l’illusion de l’instantanéité.
Schématiquement, Rafael Lozano-Hemmer et ses équipes de techniciens s’emparent de myriades de données pour les amalgamer et les restituer sous forme d’images ou de sons, voire d’odeurs ou de sensations tactiles. Il faut ajouter encore que les dispositifs sont interactifs. Sans l’intervention d’une ou de plusieurs personnes pour les « stimuler », ils ne seraient que des objets inertes. « Ils ne pourraient prétendre, signale opportunément l’artiste, à leur titre d’objets d’art. » Il précise : « Sans public, il n’y a pas d’art. »
Le visiteur peut juger de l’à-propos de la formule dès son entrée dans la rotonde du MAC où l’accueille Pulse Spiral (2008), un lustre où brillent 300 ampoules électriques. En posant une main sur un socle muni d’un capteur ultra- sensible placé juste en dessous, le visiteur provoque l’extinction des lampes et, aussitôt, il a la surprise d’entendre dans les haut-parleurs environnants le bruit des pulsations de son cœur dont le rythme rallume les lumières. Entendre en public battre son cœur, comme le percevrait un médecin avec son stéthoscope, quelle indiscrétion, non ! Heureusement, le jeu des ampoules qui s’éteignent et se rallument apporte la touche de poésie et de féérie qui dissipe toute inquiétude.
Fugaces sensations
Dès le début, le ton est donné : il est ludique. Quant à l’expérience, eIle est passagère. Unique, elle ne se reproduira plus exactement de la même façon. Le cœur bat différemment selon les circonstances, et les ampoules ne se rallumeront plus dans le même ordre et selon la même intensité. Ainsi, les œuvres de Lozano-Hemmer s’inscrivent dans le registre de l’éphémère ; l’artiste pratique l’art de l’éphémère, catégorie esthétique (donc philosophique) qu’il aborde, décline et traite à sa manière. Il faut dès lors accepter de jouer avec les dispositifs qu’ont répartis les commissaires de l’exposition dans les salles du Musée si l’on veut tirer quelque plaisir de l’enseignement, sinon de la sagesse, que voudront bien divulguer les œuvres.
Éphémère, tel est le maître-mot. L’artiste a introduit dans la mémoire d’un ordinateur les quelque 80 000 mots d’usage de la langue française assortis de nombreux modèles de structures grammaticales pour former des phrases comme « L’éléphant aime la montagne verte » ou « Les oasis mangent les fromages saignants ». À raison de 33 questions per minute (c’est le titre de l’installation créée en 2000), il faudra 3 300 ans à la machine pour afficher sur les 21 petits écrans à cristaux liquides qui composent l’installation les 55 milliards de combinaisons possibles. Ainsi, le visiteur devra attendre 33 siècles avant que ne réapparaisse la phrase qu’il n’aura eue que cinq secondes devant ses yeux ! L’artiste a procédé de la même façon avec d’autres langues.
Incontestablement, le message de l’artiste est très clair. Il dénonce le viol de la liberté individuelle que certains pays n’hésitent pas à ériger en système.
À peine plus durables sont les images qui surgissent avec Zoom Pavilion (2015). D’abord amusé de voir captée son image en noir et blanc par des caméras de type infrarouge, le visiteur se rend compte qu’il est suivi, que la distance qui le sépare de son voisin est mesurée, voire interprétée. En effet, tout comme celle du visiteur, d’autres silhouettes ont été cadrées. Les voici projetées sur les murs et le plancher de la salle. Les voici rapprochées puis éloignées de la sienne. Il lit des termes comme « potentiel », « intérêt », « perspective » qui étiquettent la nature des relations entre les personnes présentes dans la salle. Incontestablement, le message de l’artiste est très clair. Il dénonce le viol de la liberté individuelle que certains pays n’hésitent pas à ériger en système. À travers une esthétique du jeu, la dénonciation est percutante et fait naître les pires craintes. Immersive et faussement chaotique, Zoom Pavilion affirme qu’au-delà de l’œuvre existe une réalité que l’on ne saurait ignorer. L’artiste assure que les images captées par ses caméras seront effacées au bout de cinq minutes. Heureusement.
Une voix dans le chaos sonore
La salle où se déploie Voice Array (2011) assourdit le visiteur par un bruit continu qui rappelle celui du passage d’un train. Ce son se matérialise par un graphique lumineux qui couvre les quatre murs de la salle. Ce vacarme infernal est constitué par l’enregistrement d’innombrables voix. En actionnant un interrupteur, le visiteur dissipe le chahut. Il est alors invité à parler. Sa voix, claire et distincte d’abord, est progressivement recouverte par le brouhaha auquel elle s’est incorporée. À quoi, et surtout, à qui servirait cet enregistrement ? De la sobriété et de la beauté plastique de cette œuvre surgit un malaise et peut-être même une certaine inquiétude.
Avec Vicious Circular Breathing (2013), l’artiste invite le visiteur à occuper une cabine vitrée fermée, mais branchée par des tubes à des soufflets motorisés reliés à des sacs de papier brun. L’exercice le conduit à respirer l’air évacué par d’autres. L’expérience n’est pas sans danger. Quoi qu’il en soit, le dispositif est impressionnant par sa dimension et par la complexité de son mécanisme qui rappelle celui d’un appareil médical de test respiratoire. Troublante est la sensation de voir une personne murée dans une double cage de verre, cloîtrée sous l’observation des curieux. Or, paradoxalement, même si l’atmosphère de cette installation est perturbante, le son ambiant qui ressemble à celui du popcorn qui éclate vient aimablement signaler que tout cela n’est qu’un jeu. Le sourire est donc de mise.
Musique, poésie, charme
Œuvre majeure de l’exposition, Sphere Packing : Bach 2017 offre au visiteur d’écouter brièvement des pièces musicales du célèbre compositeur dans un habitacle sphérique de trois mètres de diamètre. L’artiste a pris soin de segmenter les extraits musicaux si bien que leur diffusion simultanée suscite en définitive une désagréable cacophonie ; en revanche, certains agencements seraient susceptibles d’isoler certains morceaux musicaux. L’expérience s’avère laborieuse, c’est pourquoi cette installation promet plus qu’elle ne donne. Rafael Lozano-Hemmer a eu la bonne idée de montrer la complexité technique de son dispositif en rendant visible à l’arrière de la sphère musicale, la console informatique et ses milliers de fils reliés aux quelque 1 128 haut-parleurs. Dommage que l’expérience ne soit pas à la hauteur de la magnificence de l’œuvre.
Il en va de même avec Sphere Packing : Wagner (2013), boule consacrée à la musique de cet autre compositeur allemand.
Une indéniable poésie prolonge les dispositifs de Rafael Lozano-Hemmer. Certains sont d’ailleurs purement poétiques. Tel est le cas de Call on Water (2006), œuvre empreinte d’une beauté féérique. Elle appelle la contemplation même si la présence des visiteurs est conditionnelle à son charme. Ce charme tient à l’apparition évanescente de mots tirés de poèmes d’Octavio Paz (1914-1998) à la surface d’un plan d’eau ; mots formés grâce à l’action de vaporisateurs ultrasoniques.
Si parfois le rire que provoque Rafael Lozano- Hemmer est jaune, l’artiste déclenche aussi des sourires d’émerveillement. Assurément, chaque dispositif matérialise une Présence instable justifiant ainsi pleinement le titre de l’exposition qui les réunit. À voir sans faute pour le plaisir et la raison.
Notes biographiques
Rafael Lozano-Hemmer est né à Mexico en 1967. Il vit et travaille à Montréal. Figure bien connue du public montréalais, il a obtenu beaucoup de succès avec ses installations extérieures de faisceaux lumineux et ses projections sur des bâtiments publics. Il a notamment animé pour le compte du Musée d’art contemporain de Montréal l’œuvre Intersection articulée. Architecture relationnelle 18, en 2011, à la place des Festivals.
Au printemps 2018, le film Megademocrat. The Public Art of Rafael Lozano-Hemmer, consacré à ses projections montées dans diverses villes du monde, a été présenté en ouverture du Festival international du film sur l’art de Montréal.
Depuis une vingtaine d’années, Rafael Lozano-Hemmer sillonne le monde. Il a notamment présenté ses installations à La Havane, Istanbul, Köchi, Liverpool, Melbourne, Moscou, La Nouvelle-Orléans, New York, Singapour, ShanghaÏ et Sydney.
Ses œuvres ont été acquises par de nombreux musées où il a animé des performances : San Francisco Museum of Modern Art, La Tate Modern (Londres), le Hirshorn Museum and Sculpture Garden (Washington).
Le rayonnement de Rafael Lozano-Hemmer est international.
Rafael Lozano-Hemmer Présence instable, 21 installations technologiques, Musée d’art contemporain de Montréal, du 24 mai au 13 septembre 2018
Commissaires : Lesley Johnstone, chef des expositions et de l’éducation (MACM), François LeTourneux, conservateur adjoint (MACM), Rudolf Frieling, conservateur des arts médiatiques (SFMOMA)
Musée d’art contemporain de Montréal 185, rue Sainte-Catherine Ouest Montréal 514 847-6226