Réfléchir à la création photographique en chambre noire
Même s’il semble y avoir un regain d’intérêt pour les pellicules argentiques et les manipulations en chambre noire, il y a tout de même peu d’artistes qui s’investissent dans la pratique du photogramme1. Active dans les régions de Lanaudière et de Montréal, l’artiste-chercheuse en arts visuels Véronique Malo articule des procédés bien particuliers pour former ses images. Elle explore des approches dérivées de la photographie en inscrivant ses œuvres dans une forte relation avec l’espace public.
Pour son exposition au Musée d’art de Joliette, son défi était de produire des clichés sans utiliser d’appareil photographique. Aujourd’hui, les plasticiens qui exercent cette activité, tels que Michael Flomen, Shimpei Takeda et bien sûr Véronique Malo, composent avec des règles de travail qui sont ardues à définir parce que le photogramme ne s’élabore pas selon une création optique.
Seule dans l’obscurité, Malo tire des dessins photographiques sur du papier photosensible noir et blanc, par l’intermédiaire d’effets de lumière artificielle (des gradations de valeurs de clarté). Dans cette perspective, elle invente ses œuvres à partir de rayons limpides et subtils qui traversent ou qui rebondissent sur des matières en tout genre : des caches faits avec divers papiers, des reflets de verre et des objets translucides ou de différentes textures. Cette démarche ne permet pas de distinguer l’objet utilisé de l’image, même si les formes sont créées par des empreintes physiques. En résultent des expérimentations poétiques, qui complexifient le rapport que le spectateur entretient avec le réel, parce que le photogramme définit justement sa propre distance par rapport à la réalité2. C’est grâce à cette distance que le photogramme peut ouvrir un dialogue sur le paysage : un paysage invisible pour la créatrice lors de sa composition, mais perceptible pour le regardeur lors de la visite de l’exposition. De ses fabrications d’images émane une autopoïétique, c’est-à-dire une recherche où l’artiste aspire à se construire elle-même à travers les changements perpétuels qu’elle rencontre au sein de sa pratique.
Le quotidien de l’artiste
Le Musée d’art de Joliette et la commissaire Anne-Marie St-Jean Aubre ont fait un appel à tous pour trouver la matière photographique de Véronique Malo. Avec plus d’une cinquantaine de clichés amassés, l’artiste s’est amusée à créer des caches et à les remixer pour faire ses compositions poétiques.
En chambre noire, Malo aime être en contact avec la matière. Elle conçoit en effet la création par l’action. Elle fabrique à la main des mises en scène. Elle imagine des lieux imprégnés par le réel, des vues d’ensemble susceptibles de surprendre son regard. Elle articule des images qui se métamorphosent continuellement selon son humeur, ses découvertes et ses résultats. En tant que sculptrice de la lumière – pour reprendre le terme employé par Raymond Cauchetier lors d’une entrevue en 2013 –, elle considère que sa responsabilité est de faire naître les représentations mentales qui l’obsèdent. Ses premières explorations peuvent aboutir à des actes manqués. La perte de contrôle et la déception font donc partie prenante de l’expérience. Au cours de ses longues périodes de recherche, ses essais peuvent se transformer en révélations qui la mènent vers des angles inédits : ses procédés de fabrication permettent des conditions d’écritures photographiques jamais pensées. Puisque le photogramme est un transfert de l’objet à l’image par une opération lumineuse, l’impression passe par une inversion des valeurs, un renversement des contrastes Enfin révélée, son œuvre exprime des réflexions et des pensées converties en concepts photographiques.
En découpant le contour de personnages et en travaillant avec les espaces négatifs de ceux-ci, elle a réalisé au total plus de cent photogrammes sur du papier sensible. Une sélection de six œuvres a été suggérée pour la mise en exposition au Musée d’art de Joliette, et douze autres ont été incluses dans un carnet photographique publié en collaboration avec la maison d’édition Bouc.
Avec une telle démarche heuristique, elle a compris que la liberté de l’artiste est de faire éclore un espace expérimental en dehors de la dictature des appareils automatiques et des programmes informatiques.
Improvisation et préparation
Les paramètres de sa cuisine photographique, selon le terme employé par Anne Cartier-Bresson dans son livre Dans l’atelier du photographe (2012), sont constamment ajustés. Ses gestes impromptus ne portent pas sur les objets et les dispositifs utilisés, et sur ce qui va se produire, mais bien sur le « comment ». Autrement dit, elle sait ce qu’elle veut faire, sans savoir exactement de quelle manière elle va intervenir. Ses improvisations en chambre noire ne sont pas synonymes d’un manque de préparation, elles lui permettent plutôt de réfléchir à ses compositions tout en se laissant surprendre par ce qui arrive.
Tant que ses expérimentations ne sont pas révélées ni fixées, le photogramme l’oblige à travailler à l’aveugle, dans le doute et avec l’imprévisibilité. Même s’il y a maints moments impromptus dans ses interventions, ses photographies se créent à partir d’une démarche pragmatique : des méthodologies originales d’analyse qui font surgir les délices de la sérendipité.
Se créer un espace d’évasion
Avec une telle démarche heuristique, elle a compris que la liberté de l’artiste est de faire éclore un espace expérimental en dehors de la dictature des appareils automatiques et des programmes informatiques. Dans un monde dominé par ces derniers, il me semble que la « photographie a pour tâche de réfléchir à cette possibilité de la liberté3 ». Malo a bien saisi ces paroles.
La chambre noire est l’endroit qu’elle s’est créé pour s’enrichir de la dimension lumière- espace et explorer des moyens techniques à la fois artistiques et économiques. Depuis 2017, elle a forgé un langage sensible et énigmatique. Les artistes usant du photogramme exposent rarement les études de leurs effets visuels, parce que chaque mécanique et chaque matière contribuent à l’ingéniosité et à l’évolution de leur grammaire. Passant plus de 90 % de son travail dans l’obscurité, Malo engendre, avec ses stratégies plastiques, plus de questions que de réponses4. C’est ce qui fait le charme des œuvres qu’elle nous a présentées.
(1) Le photogramme est une technique inventée par William Henry Fox Talbot, puis perfectionnée par Man Ray et László Moholy-Nagy au début du XXe siècle. Celle-ci consiste à déposer sur du papier sensible des objets qui y laissent leurs empreintes lorsqu’ils sont exposés à la lumière.
(2) László Moholy-Nagy distingue trois types de photogrammes. Le premier est l’empreinte d’un objet identifiable (ex. : des baguettes, des gabarits). Le deuxième rend méconnaissables les outils utilisés par l’artiste. Le troisième est la trace d’une forme primitive réalisée à partir de différentes sources lumineuses, en plusieurs étapes. Pour traduire la poésie de ses photogrammes, Véronique Malo s’est imprégnée de ces trois types d’empreintes photographiques. László Moholy-Nagy (1993). Peinture Photographie Film. Paris : éd. Gallimard, p. 181.
(3) Vilém Flusser (1996). Pour une philosophie de la photographie [essai]. Belval, France : éd. Circé, p. 113.
(4) Pour le 10 % qui reste, l’artiste fait un travail de numérisation et de dépoussiérage sur un logiciel de traitement de l’image. Cela lui permet de passer du format A3 à un grand format 39 x 56,5 pouces. Elle a réalisé également un format gigantesque de 47 x 154 pouces.
Les paysages entre nos corps
Commissaire : Anne-Marie St-Jean Aubre
Musée d’art de Joliette
Du 5 octobre 2019 au 5 janvier 2020