Plus que jamais, la solastalgie et l’écoanxiété se sont installées dans le quotidien du XXIe siècle. Les impacts des activités humaines sur les transformations planétaires ne sont plus une fiction crainte, mais des réalités qui se vivent, se ressentent, s’éprouvent et sont subies. Les prises de conscience politiques et sociales commencent peu à peu à influencer de nouveaux comportements écologiques et un regard neuf sur la nature, laquelle est certes fragile, mais également imprégnée d’une force prodigieuse. Présentée au centre SAW à l’occasion du colloque art, science et technologie SCI_ART, l’exposition HUMAIN / NATURE montre la résilience du non-humain à travers les œuvres de Marie-Jeanne Musiol, d’Annie Thibault et du Recoil Performance Group, dirigé par la chorégraphe Tina Tarpgaard. Faisant dialoguer la nature et les sciences technologiques, les artistes décentralisent la place de l’humanité afin de mettre en avant la richesse du monde terrestre.

Sans recourir à la culpabilisation par rapport aux gestes polluants et destructeurs, les artistes et les commissaires du projet proposent d’imaginer un échange possible entre les êtres humains et non humains grâce à la création et à l’exploration scientifique. En effet, leurs installations, leurs vidéos et leurs performances se déploient tels des laboratoires expérimentaux consacrés aux formes de vie discrètes que sont celles des végétaux, des champignons et des insectes. Située au croisement de la philosophie, de la biologie et de la pratique artistique, l’exposition conduit à des réflexions audacieuses abordant « les divers modes d’exister de tous les êtres vivants, dont beaucoup sont jugés trop insignifiants et triviaux pour mériter l’appellation d’“autres”1 ».

Recoil Performance Group, MASS – Bloom Explorations (2018-2023)
Installation choréographique, Perforeuse : Hilde I Sandvold
Photo : Søren Meisner

Diffusée sur toute la largeur du mur de la galerie, la vidéo de Musiol Mirrors of the Cosmos (2006) présente l’univers intérieur qui réside dans les énergies dégagées par les plantes. Par des saisies électromagnétiques de celles-ci, elle produit des œuvres monochromes délicates dans lesquelles les gros plans dynamiques montrant l’intensité diaphane du contour de chaque feuille captent le regard des visiteur·euse·s. Si elle ressemble d’abord à une peau sensible traversée par ses nerfs et ses vaisseaux, la matière végétale se transforme peu à peu en une galaxie vivace. De surcroît, la dimension frappante de la projection murale crée une intimité magnétique avec cet herbier devenu un cosmos de lignes subtiles et de taches précises aux brillances variables qui sillonnent l’obscurité de la salle. Par la taille considérable de cette œuvre, Musiol nous fait voir l’échelle humaine différemment, au profit d’une nouvelle appréhension de la vitalité des plantes : celles-ci deviennent de gigantesques courbes fusant énergiquement de tous côtés, invisibles à l’œil nu, mais non moins puissantes.

L’immense lustre lumineux intitulé La chambre des cultures, déviance et survivance / Candélabre (2023), d’Annie Thibault, est composé de sacs de matières organiques et de mycélium, de toile en plastique biodégradable, d’acier, et de champignons (pleurotes) dont elle a pris soin durant toute la durée de l’exposition pour s’assurer de leur épanouissement2. La croissance des champignons dépossède progressivement l’artiste de son œuvre, puisqu’elle fait fluctuer la forme de celle-ci. Cette production évolutive aux allures de mobilier décoratif ancien se tient aux côtés de La chambre des cultures, déviance et survivance / Les Radieuses (2023). Telle une station d’observation, cette œuvre permet une étude minutieuse des espèces, qui se métamorphosent tout au long de l’exposition, jusqu’à ce que chacune finisse par mourir, selon son cycle de vie. La poétique enchanteresse de la création vidéo de Musiol mélangée à la recherche artistique-scientifique du laboratoire de Thibault compose un univers comparable aux forêts de champignons géants du Voyage au centre de la Terre (Jules Verne, 1864). Les fictions littéraires et artistiques se font les témoins de la résilience des organismes vivants qui parviennent systématiquement à survivre et à s’adapter aux différents défis, notamment à celui de la présence humaine qui les met constamment en péril par ses productions et ses comportements polluants.

Des milliers de vers de farine prolifèrent au sein d’un microcosme apocalyptique contenu dans l’immense bulle d’air installée par Recoil Performance Group. À l’instar des plantes et des champignons, les vers représentent la faculté d’adaptation de la nature qui apparaît même dans les formes de vie qui semblent les plus modestes. La sphère MASS – Bloom Explorations (2018-2023) invite à s’aventurer dans un espace clos et transparent et à aller au-delà du dégoût que peuvent susciter les vers grouillant partout en son sein. Leur mouvement presque imperceptible entraîne une observation quasi méditative rythmée par le son délicat de la styromousse que les larves sont en train de consommer. La nature s’est adaptée en transformant la matière si destructrice en nourriture pour les insectes. Dans cet environnement aride, épuré et apocalyptique, la présence des visiteur·euse·s remplace celle de la performeuse Hilde I. Sandvold, qui dansait précédemment avec les invertébrés. L’archive visuelle de ce geste artistique éphémère est diffusée en continu sur une télévision placée à l’extérieur de la structure, proposant une nouvelle symbiose chorégraphiée entre humain et non-humain.

Recoil Performance Group, MASS – Bloom Explorations (2018-2023) Installation chorégraphique
Photo : Søren Meisner

L’atmosphère de cette exposition est aussi bien contemplative que politique, et elle engage une conscientisation de l’anthropocène et de l’écologie de manière tant esthétique que scientifique. La présentation est une activation de l’énergie qui émane des formes de vie silencieuses, voire invisibles, révélées par la création artistique. L’association des œuvres de Marie-Jeanne Musiol, d’Annie Thibault et du Recoil Performance Group est un rappel intellectuel et sensible de la fragilité de la biodiversité, dont la force vitale a permis une adaptation des espèces tant aux formes architecturales qu’à la multiplication des éléments polluants que l’humain ne cesse de produire. 


(Exposition)

HUMAIN / NATURE
Artistes : Marie-Jeanne Musiol, Annie Thibault, Recoil Performance Group
Commissaire : Jason St-Laurent
Commissaire adjointe : Inès Mastellotto-Lesny
Centre SAW, Ottawa
Du 25 mars au 15 avril 2023

1 Michael Marder, La pensée végétale – Une philosophie de la vie des plantes (Paris : Les presses du réel, 2021), p. 22.

2 La chambre des cultures fait partie du laboratoire de création vivant, évolutif et itinérant d’Annie Thibault, qu’elle travaille depuis 1995. Pour reprendre les mots de l’artiste, cette itération se consacre à la résilience des champignons, qui aspirent la radioactivité des sols contaminés à la suite d’une catastrophe nucléaire, étant ainsi traités telles des « fleurs sacrificielles ».