La première Biennale Transnationale Noire, sous l’intitulé de Monde Bossale, a réuni cet automne des œuvres d’artistes afrodescendants des Amériques et d’Europe et d’artistes de la diaspora africaine. Si le commissaire Eddy Firmin s’interroge sur les paramètres transculturels de son identité guadeloupéenne, il s’intéresse surtout à la posture de tout artiste vivant et œuvrant « entre deux mondes », utilisant à la fois ses propres codes et ceux du lieu d’accueil. Il s’agit pour ces artistes sans frontières d’opérer des réappropriations culturelles en évitant le phénomène d’exotisation. Cet événement constitué du travail d’artistes de dix-sept origines différentes mène un dialogue décolonial en art contemporain, cherchant à contrecarrer le cadre d’épistémé eurocentré ayant longtemps agi de manière coercitive sur des individus qui, aujourd’hui, procèdent à une excavation de leurs racines culturelles, tentant de réparer un  imaginaire brisé par des centaines d’années de colonisation et d’acculturation de leurs origines.

L’artiste afrodescendant ou issu de la diaspora africaine exerce un véritable rôle de passeur, transposant au cours de ses déplacements le matériel  émotionnel et culturel qui caractérise son identité transnationale. Le savoir  séculaire n’a pas été banni de sa mémoire corporelle, malgré la rigidité des régimes dans lesquels bien des peuples  l’ont maintenu. Kama La Mackerel en figure un exemple des plus convaincants, opérant un retour à la spiritualité ancestrale des peuples précoloniaux tout en se faisant témoin des stigmates issus plus tard des violences coloniales et misogynes. Dans une performance à teneur autobiographique intense et poétique présentée au Musée des beaux-arts de Montréal, Le Morne : sekinn ekrir pa efase (Ce qui a été écrit n’est pas effacé, 2021), l’artiste scande son chant poétique en mettant en scène un rituel figurant à la fois l’esclave et une montagne mauricienne (Le Morne) qui fut leur lieu de résistance et leur refuge. En résilience avec l’histoire de son peuple, l’artiste ne freine pas cette oralité innée aux Afrodescendants. Pourtant, si mots et gestes jaillissent de multiples manières chez les artistes de la biennale, nous savons que la « Color Line » subsiste et ne permet que trop peu encore la fertilisation d’une terre par la diversité ; le mécanisme d’assimilation freine la richesse dont nous pourrions bénéficier par l’addition d’optiques différentes. Af-flux ouvre sur une pensée pluriversaliste afin que les influences occidentales participent à un type d’émancipation, et non de soumission, et qu’à travers  imaginaire et mémoire alliant naturellement personnel et collectif, l’artiste noir puisse évoluer sans éradiquer l’identité nomadique qui transcende la sédentarité qui l’entoure.

Af-flux ouvre sur une pensée pluriversaliste afin que les influences occidentales participent à un type d’émancipation,

Tout à la fois connectée aux angoisses face au désastre environnemental et aux dilemmes capitalistes, Ifeoma Anyaeji, artiste néotraditionnelle nigériane, expose une œuvre en cours de réalisation au CIRCA art actuel,  Ezuhu ezu (commencée en 2017), composée en grande partie de résidus en plastique non biodégradable, figurant des structures architecturales, des éléments de mobilier aux excroissances à teneur filamentaire, quasi  biologique. Intimité domestique visuellement poétique, réappropriation du savoir artisanal du tressage, il y a ici un désir de prolongation de viabilité des résidus environnementaux qui irradie de leur puissance organique.

De même font état les pièces formant Le vivant, passage par le féminin  (2015) d’Ernest Breleur qui semblent mimer des métamorphoses végétales, tout en ondulations et couleurs acidulées. Une sensibilité baroque, luxuriante et fantasque teinte ces compositions hétéroclites à base d’objets de consommation courante que l’on ne cherche même plus à identifier.

Ifeoma Anyaeji, Vue de l’exposition Ezuhu Ezu,
Ifeoma Anyaeji, Vue de l’exposition Ezuhu Ezu (2021) Circa art actuel et biennale Af-flux. Photo : Jean-Michael Seminaro

Sharon Norwood, quant à elle, œuvre avec sarcasme à Art Mûr : la ligne bouclée, indomptable attribut de sa chevelure noire, envahit la vaisselle  britannique victorienne. Au cœur de cette porcelaine aussi fine qu’impérialiste ont été transférées à chaud ces lianes de cheveux. La  domesticité de ce corpus n’est pas sans rappeler le temps des domestiques noirs, au service de la bourgeoisie dégustant un thé des Indes, sous la houlette draconienne du régime dominant. Otherwise Invisible (2020) parle de l’effacement identitaire de cette main-d’œuvre « obligée ».

Que dire de cette violence impériale dont Jeannette Ehlers se fait témoin dans une œuvre cristallisant savoir, pouvoir et corps alors qu’elle revisite à OBORO l’histoire du Danemark, son pays adoptif longtemps colonialiste. Pour la vidéo de la performance Whip it Good (2014-2021), l’artiste, entourée de statues gréco-romaines, fouette avec énergie une toile blanche d’une lanière empoudrée de fusain noir, un rappel de l’impuissance des générations noires antérieures.

Artistes conscients de leur passé plombant de colonisés, de leurs savoirs ancestraux et de leur pouvoir de transition et de changement, les acteurs de cette biennale sont à juste titre les passeurs nécessaires pour figurer notre propre identité sociale pluriculturelle.


(Événement)
Af-Flux : Biennale Transnationale Noire
Artistes : Ifeoma Anyaeji, Anthony Akinbola,
Esther Calixte Béa, Cécilia Bracmort, Ernest Breleur,
Jeannette Ehlers, Shanequa Gay, Amartey Golding,
Marie-José Gustave, Auriea Harvey, Jérôme Havre,
Masimba Hwati, Kama La Mackerel, Anna J. Mcintyre,
Dana Michel, Sharon Norwood, Ngemba, Marielle Plaisir,
Michaëlle Sergile, Nyugen Smith, Shanna Strauss,
Philippe Thomarel, Zab Maboungou
Commissaire : Eddy Firmin
Articule ; Art Mûr ; Circa Art Actuel, Faculté
d’aménagement, d’architecture, d’art et de design de
l’Université Laval ; Musée des beaux-arts de Montréal ;
Musée National des beaux-arts du Québec
Du 11 Septembre au 11 Décembre 2021