Rien ne va plus
Une réflexion sur le monde comme il va, ou plutôt comme il ne va pas, à partir de trois expositions qui ont eu lieu à Montréal dans trois maisons de la culture et dans l’espace urbain sous le commissariat du MAP (Mouvement art public).
Montrer le monde tel qu’il ne va pas, c’est en quelque sorte une spécialité des expositions que l’on peut voir dans les centres d’artistes autogérés. Malheureusement, parfois, certains artistes, dont ces lieux accueillent les œuvres, dénoncent les dysfonctionnements sociaux en réalisant des expositions dysfonctionnelles. André Maurois signalait déjà cette erreur en 1955 : « La vie des formes ne se confond pas avec les formes de la vie. (…) C’est le sculpteur, le peintre qui du chaos des êtres et des choses tirent un monde intelligible1. » L’artiste qui croit exprimer le chaos en exposant une installation chaotique commet, en quelque sorte, une tautologie. En outre, l’amateur d’art qui ne fait pas partie de l’intelligentsia artistique sent qu’il n’a pas sa place dans un lieu où il devra se frayer un passage entre des structures envahissantes et des artéfacts sibyllins. En revanche, pour actuel, voire contestataire, que soit l’art exposé dans les maisons de la culture, il reste en général accessible. Quant au MAP (Mouvement art public), sa vocation même est la démocratisation de l’art par son intégration dans l’espace public.
Dans le catalogue de l’exposition intitulée Gare aux gorilles (G.A.G), à la Maison de la culture Côte-des-Neiges, le commissaire Robert Dufour s’interroge sur le sens de l’humour dans la production artistique québécoise contemporaine : « Aujourd’hui, l’humour ne serait-il pas devenu une forme de diversion pour dissimuler un propos autrement plus virulent et plus subversif ? » Pour répondre à cette question, il a choisi les œuvres de cinq artistes qui abordent la problématique de l’humour. Trois d’entre eux, Chloé Lefebvre, Noémie da Silva et Karine Payette, m’ont semblé proposer des réponses aussi drôles que pertinentes. La photographie numérique de Chloé Lefebvre intitulée La position du missionnaire montre la juxtaposition d’une feuille d’érable frite, d’un passeport canadien poinçonné et de tranches de bacon bien alignées qui évoquent les raies du drapeau américain. Par cette mise en scène d’objets symboliques dont la connotation sexuelle est facilement déchiffrable, l’artiste se permet une critique politique acerbe des rapports entre le Canada et les États-Unis. Noémie da Silva, pour sa part, reprend le combat contre la surconsommation tel qu’il s’est manifesté dans le pop art. Détournant l’esthétique de la « circulaire », ces publicités qui envahissent les boîtes aux lettres, elle a remplacé les modèles beaux et jeunes — ou plutôt embellis et rajeunis par Photoshop — qui vantent les produits par des femmes aux peaux flétries et des hommes ventripotents. Et que dire de la traduction des phrases en anglais ? « You’ll be hot in your friends backyard ! Vous serez chaud dans la cour de vos amis ! » L’œuvre de Karine Payette, intitulée Anxiété de séparation, interprète de façon ludique un syndrome qui affecte les animaux de compagnie. En effet, l’animal qu’elle met en scène est un coyote naturalisé qui s’est acharné sur un oreiller dont il a fait voler les plumes de tout côté. Prédateur, le coyote, certes, mais l’homme qui tue des milliers d’oies pour emplir de leur duvet ses oreillers et ses douillettes est un prédateur bien plus redoutable.
C’est le désir effréné de richesses, dévastateur pour notre planète, dont Marie-Claude Pratte fait la satire dans l’exposition intitulée Univers Casino. L’homme est semblable au joueur qui espère que la chance va tourner en sa faveur. Marie-Claude Pratte, elle, pense au contraire que la roue de la Fortune risque de mal tourner pour l’humanité, mais elle ne dispose pas au hasard les œuvres qu’elle a créées. Elle file la métaphore du casino dans la grande salle de la Maison de la culture Notre-Dame-de-Grâce avec autant de constance dans son propos que de variété dans les manières de l’exprimer. L’installation peut se lire comme une bande dessinée, bien que plusieurs tableaux soient de grandes, voire de très grandes dimensions. C’est le cas précisément de Casino Galaxy, une galaxie composée de « slot-machines » qui semble s’enrouler vers l’infini avec un effet de perspective impressionnant. World Machine montre la Terre qui fait partie de cette galaxie dont le fond est raclé jusqu’aux vestiges. Dans Casino Canada, un triptyque au centre duquel trône une feuille d’érable, la police montée veille sur la cote des ressources naturelles. L’artiste a empilé des Jetons qui représentent tout ce sur quoi il est possible de spéculer : nourriture, pétrole, médicaments, eau, bois… Deux déesses sorties de l’antiquité gréco-romaine président à la destinée des mortels : Fortuna et Indigentia. Le grand tableau carré, intitulé par antinomie Good Luck, construit comme un tourbillon dans lequel choses et hommes sont entraînés vers le fond, donne presque le vertige. Deux étoiles géantes veillent sur la destinée humaine. Elles prédisent l’avenir dans les deux langues : « The future is now » et « Le futur n’existe plus ». Enfin, dans Sauve qui peut, les êtres humains se précipitent pour sortir de la terre qu’ils ont vidée. Ils marchent sur un long panneau de bois étroit comme une passerelle qui déboucherait sur le vide intergalactique.
Dans le corpus d’œuvres intitulé La cité, Lori Nix semble reprendre le propos là où Marie-Claude Pratte l’a laissé. Qu’est-il advenu de la Terre et des lieux que fréquentaient les êtres humains ? Voilà ce que révèlent, aux passants qui marchent le long du boulevard Monk, les boîtes lumineuses installées sur les façades des immeubles. Ces dioramas, réalisés à partir de maquettes exécutées avec une très grande minutie, représentent aussi bien l’intérieur d’édifices majestueux que celui de boutiques ordinaires. Mais tous ces espaces ont un point commun : ils sont dans un état de décrépitude extrême. Dans Vacuum Show Room, les aspirateurs jonchent le sol parmi un lacis de fils électriques, comme si les employés avaient interrompu précipitamment la démonstration qu’ils étaient en train de faire. Dans Library, le plafond de la magnifique bibliothèque est crevé. Un arbre pousse au-dessous du trou qui laisse apparaître un ciel bleu, tandis que des livres aux reliures précieuses sont éparpillés sur le dallage couvert de gravats. Les plantes qui poussent dans Botanic Garden sont devenues gigantesques. Dans Laundromat at Night, bouteilles de plastique et boîtes de détergent traînent sur le carrelage sous l’éclairage cru des néons. Aucun être humain dans les boîtes lumineuses aussi fascinantes qu’angoissantes de Lori Nix, comme si quelque catastrophe planétaire avait anéanti l’humanité toute entière. Mais certains animaux se promènent comme chez eux dans ces lieux décrépis : rats, corbeaux et même une grosse grenouille qui sort ses yeux globuleux de la flaque qui croupit sur le sol de Botanic Garden.
Ces trois expositions invitent les spectateurs à une prise de conscience environnementale, avec un certain humour, même si celui-ci est parfois assez noir.
(1) Réponse de M. André Maurois au discours de réception de M. Jean Cocteau à l’Académie française, le 25 octobre 1955.
GARE AUX GORILLES
Maison de la culture de Côte-des-Neiges, Montréal
Commissaire : Robert Dufour
Du 14 juin au 18 août 2012
MARIE-CLAUDE PRATTE UNIVERS-CASINO
Maison de la culture de Notre-Dame-de-Grâce, Montréal
Du 21 juin au 26 août 2012
LORI NIX LA CITÉ
DOMINIQUE PAUL PROMÉTHÉE
MAP (Mouvement art public) et Maison de la culture Marie-Uguay, Montréal
Du 23 août au 23 septembre 2012