Saisir nos affaissements. « Le show sur l’effondrement qui n’aura pas lieu »

Après la prestation du collectif multidisciplinaire de « bricoleurs indisciplinés » qui forment le Bureau de l’APA, Emile Beauchemin, commissaire de cette édition miraculée du Mois Multi, mentionne que le spectacle était en quelque sorte un point de départ pour cette édition du festival… qui n’a presque pas eu lieu. Un statut précaire aussi mis en évidence dans le titre du spectacle : Le show sur l’effondrement qui n’aura pas lieu. Pour cause de tempête hivernale, la précarité atteint ironiquement un point de rupture. La représentation s’est donnée de justesse, car certains performeurs se sont difficilement rendus jusqu’à la galerie VU de Québec, où une salle comble voulait être témoin d’un effondrement. Expérience réussie, puisque le public a réalisé qu’il y participait déjà.
La performance s’est produite dans la grande galerie de VU, dont les murs accueillaient les pages du livre réalisé par Stéphanie Béliveau et Laurence Brunelle-Côté : L’effondrement : compte-rendu. Une exposition en un seul objet littéraire à la reliure en accordéon mesurant plus de 30 pieds, dans lequel on reconnaît le corps de Brunelle-Côté, qui s’offre à la chute. Elle est photographiée échouée sur le sol, ses membres en porte-à-faux entre l’image, la poésie et les estampes. L’encre s’infiltre partout, déborde des cicatrices des corps, ceux des performeurs et même de certains spectateurs qui sont filmés puis projetés en direct dans la galerie. L’univers de pages charnelles devient le temps d’une soirée l’espace dans lequel se tient une « conférence démonstration » du manœuvrier de la performance, Alain-Martin Richard. Autoproclamé « non-participant », il occupe la fonction de narrateur, invité par l’APA à raconter, expliquer et fabuler le processus de création du spectacle. Ce processus documentaire intègre notamment le constat de la fonte du glacier islandais Okjökull, dont la mort a été déclarée en 2014. Incitant certains spectateurs à devenir des archéologues de la glace, Richard distribue des cubes d’eau glacée dans lesquels sont figés des vers prêts à être déclamés, une fois libérés. Pas besoin de manipuler les glaçons longtemps, après un léger contact avec la peau l’eau ruisselle. Les corps passifs ont des effets bien visibles.
Un statut précaire aussi mis en évidence dans le titre du spectacle : Le show sur l’effondrement qui n’aura pas lieu. Pour cause de tempête hivernale, la précarité atteint ironiquement un point de rupture.
Pendant que le manœuvrier manœuvre la salle, Robert Faguy, lui, préside une assemblée générale du Bureau de l’APA, dont chaque spectateur devient membre. Le vote secret est demandé par Bernard Langevin afin que chacun puisse voter en faveur de l’ordre ou du désordre du jour. Le président annonce la victoire du désordre. Comment lui faire confiance? L’AG ne s’est pas conclue, même si elle a été ouverte. Langevin tente tant bien que mal d’attirer l’attention du président en récitant à répétition un passage du Système des objets de Jean Baudrillard, mais le regard et l’oreille présidentiels sont obnubilés par Marie-Loup Cottinet jouant de son violoncelle. Elle étire de longues notes délicates pour donner une ambiance sonore sensorielle poignante, qui unifie les différentes séquences de la soirée. Non pas que les images photographiques, écrites ou prononcées, en aient besoin. Il s’agit, comme la violoncelliste l’exprime après le spectacle, de juxtaposer sa voix, et son langage musical, à ceux que privilégient les autres performeurs.
Un autre instrument est utilisé pour créer des expérimentations sonores et visuelles : le verre de polystyrène. Suspendus du plafond en une chaîne, les gobelets jetables sont saisis un à un par Faguy et Richard qui amorcent un combat de narval surréaliste. En coinçant et en frottant les verres devenus les extensions de leur corps tendu, les performeurs fissurent le silence avec des craquements, jusqu’à ce que les verres tombent. Puis ils recommencent. De l’assistance on entend des rires qui s’élèvent pour relâcher les tensions. Le dernier verre est utilisé par Faguy (possiblement le perdant de l’affrontement ?), qui se le plaque sur la bouche. Chemise ouverte, bras déployés tels des ailes, le président devient créature. Son bec blanc se contracte, la bête tente de respirer. L’air ne passe pas. La prothèse tombe pour dévoiler une lèvre et un menton noircis. S’est-il asphyxié avec son propre bec artificiel ? Une chair à l’allure nécrosée qui est en fait tachée d’encre. Suivant la chute du verre, le corps présidentiel tétanisé tombe. Une performance solo dont les quelques minutes se resserrent comme un étau.

Photo : Emilie Dumais
« Comment occupez-vous vos journées ? Pendant l’effondrement… »
Cette question est omniprésente dans l’espace de la galerie : Laurence Brunelle-Côté la souffle, ses mots sont tapissés sur les murs, elle résonne dans les têtes. Une catastrophe vécue au quotidien, aucunement besoin d’attendre des siècles. Une fin du monde planétaire que chaque existence humaine confirme, comme une multitude de fissures entropiques dans le temps. Nous sommes toujours dans l’effondrement : en bravant la tempête, en écoutant le polystyrène qui débâcle, en ressentant nos cicatrices. Face à l’angoisse climatique ou l’inexorable affaissement de nos cellules, le Bureau de l’APA, aidé de ses complices, nous invite à ne pas détourner le regard devant les diverses formes de l’effondrement. Toutes ces inquiétudes ne disparaissent pas, mais leurs impacts se relativisent; à soi de contempler ou d’agir.
Mois Multi – festival international d’arts multidisciplinaires et électroniques
Le show de l’effondrement qui n’aura pas lieu
Bureau de l’APA, Alain-Martin Richard et Stéphanie Béliveau
Québec
Du 5 au 9 février 2020