Sans invitation à la Vancouver Art Gallery : À qui appartient le canon de l’art moderne ?
Si les artistes masculins appartiennent au canon et à l’histoire, leurs homologues féminins1 brillent depuis longtemps par leur absence, évoluant dans l’ombre. Ainsi nous le rappelle l’exposition Sans invitation : Les artistes canadiennes de la modernité, organisée par la Collection McMichael d’art canadien et en tournée à la Vancouver Art Gallery. Couvrant les années 1920 à 1940 et rassemblant plus de deux cents œuvres, l’exposition se veut une étude riche du travail artistique des femmes de cette période. Celles-ci y sont mises en lumière aux côtés de leurs contemporaines, sans leurs contemporains.
L’exposition s’ouvre sur une série de portraits subtils et subversifs. Sur les toiles de Lilias Torrance Newton et Prudence Heward, des femmes défiant les représentations traditionnelles de la féminité nous fixent avec une intensité qui frise le malaise. Dans Group (1941), un autoportrait discret, Suzanne Duquet se présente à son chevalet, les mains agrandies, les traits androgynes. Elle est entourée de ses trois sœurs, rendues presque grotesques par leurs lèvres rouges et leurs ongles longs. La nuance avec laquelle ces artistes explorent ce que signifient « être moderne » et « être femme » prête à ces portraits une profondeur marquante, d’autant plus remarquable si l’on considère que le mouvement d’art moderne canadien était largement dominé par les activités et les intérêts des hommes2. Le texte de l’exposition insiste sur l’exclusion des femmes du Groupe des Sept, c’est-à-dire l’absence d’une invitation formelle à se joindre au groupe. Toutefois, il existait des réseaux d’influences mutuelles. De la trentaine d’artistes représentées, plusieurs étaient les correspondantes et les compagnes des artistes du célèbre Groupe des Sept, exposant ensemble et échangeant des idées. Certaines étaient associées au Groupe de Beaver Hall, collectif montréalais moins connu dans les annales de l’histoire, et nombre d’entre elles étaient des membres fondatrices du Canadian Group of Painters, qui a succédé au Groupe des Sept dès sa dissolution en 1933. Néanmoins, ni la maîtrise technique ni la composition expérimentale n’ont valu à ces femmes une invitation dans les rangs sanctifiés du Groupe des Sept, devenu depuis emblématique de l’art canadien – d’où le nom de l’exposition.
L’expression « sans invitation » prend une autre signification lorsque l’on constate que le parcours est ponctué tout au long par divers ouvrages de vannerie et de perlage autochtones. On voit les paysages d’Anne Savage et d’Emily Carr juxtaposés à la vannerie en écorce de cèdre, une tradition culturelle toujours pratiquée aujourd’hui par les différentes nations autochtones de la côte nord-ouest. Les paysages oniriques de Savage, conçus en territoire gitxsan, ou les villages haïdas « abandonnés » de Carr s’alignent sur la représentation prolifique du Groupe des Sept d’une « beauté sauvage » apparemment inhabitée. Quelles qu’aient été leurs intentions, ces artistes s’inscrivaient dans une rhétorique coloniale qui visait à construire le Nord-Ouest comme terra nullius, effaçant la présence ainsi que le déplacement autochtones3. Comme le note Kristina Huneault, la modernité des années 1920 et 1930 a permis aux artistes canadiennes de descendance européenne de gagner une reconnaissance aux niveaux national et international. Cette même période fut l’une des plus sombres pour les peuples autochtones, la politique assimilationniste s’intensifiant et la quasi-totalité de leurs pratiques culturelles étant interdite4. Malgré cela, des tisseuses autochtones telles que Sewinchelwet (Sophie Frank) préservaient leurs traditions de manière subversive, produisant de la vannerie pour leur propre usage et pour la vente sur un marché capitaliste imposé, permettant à cette forme d’art de rester vivante et dynamique aujourd’hui5.
Le choix d’inclure les vanneries de Sewinchelwet, et d’autres dont les noms n’étaient pas enregistrés, aux côtés des ouvrages des femmes colons, permet d’entamer un dialogue plus nuancé sur ce que signifie « être invité » au rang des canons de l’histoire de l’art. Malgré l’intention derrière cette complexification du récit demeurent certaines conventions difficiles à contourner, notamment l’attribution répétée des œuvres de vannerie à une « artiste inconnue », qui souligne à quel point il est difficile de reconstruire des histoires systématiquement supprimées par des structures coloniales et patriarcales. Nous pouvons interroger le canon, ou tenter de rajouter ce qui manque, mais l’idée que l’exclusion est facilement comblée en insérant toute production artistique dans un cadre historique occidental devrait aussi être remise en question6. Plus qu’un hommage à l’excellence des femmes de l’époque moderne, l’exposition nous laisse avec des tensions non résolues. Elle nous demande de nous souvenir de celles qui, même aujourd’hui, restent sans invitation au monde de l’art et dans la gestion des musées et des galeries.
(Exposition)
Sans invitation : les artistes canadiennes de la modernité
Commissaire : Sarah Milroy
Organisée et mise en circulation par la Collection McMichael d’art canadien, avec le soutien du Musée des beaux-arts du Canada
Vancouver Art Gallery
Du 11 juin 2022 au 8 janvier 2023
1 Comprend ici toute personne qui se considère
comme telle, dans une compréhension non binaire
du genre.
2 Le Groupe des Sept a construit une conception très spécifique de l’art moderne canadien comme une entreprise masculine associée à l’affirmation nationale, à l’aventure et à la conquête de la nature sauvage des paysages nordiques. Certaines femmes ont souscrit
à cette conception et se sont concentrées sur des sujets très similaires ; d’autres l’ont contestée en créant des œuvres complètement différentes.
3 L’historienne tsimshian-haïda Marcia Crosby aborde la relation entre la rhétorique nationale de l’époque et
la représentation des peuples et des terres autochtones par des artistes tels que Paul Kane, Emily Carr et le Groupe des Sept. Voir « Construction of the Imaginary Indian », dans Stan Douglas (dir.), Vancouver Anthology. The Institutional Politics of Art (Vancouver : Talonbooks, 1991), p. 267-291.
4 Kristina Huneault, « The Politics of Invitation : Women’s Art History and the Settler-Colonial Context », dans Sarah Milroy (dir.), Uninvited: Canadian Women Artists in the Modern Moment (Vancouver : Figure 1, 2021),
p. 27-29.
5 Pour des voix autochtones contemporaines sur
l’importance du tissage en écorce et racine de cèdre, voir Karen Duffek, Bill McLennan et Jordan Wilson, Where the Power Is. Indigenous Perspectives on Northwest Coast Art (Vancouver : Figure 1, 2021).
6 Crosby, op. cit., p. 273.