Janvier 2009 : petite controverse à la Galerie de l’UQAM, au moment où Wim Delvoye expose Cloaca no 5, sa machine à déféquer des merdes d’artiste. Décembre 2016 : Delvoye-l’art-en-star présente une rétrospective relativement sage composée de 55 de ses œuvres chez DHC/ART. Mais qui est donc cet intrigant flamand ?

Chantre du postmodernisme, Wim Delvoye interroge depuis 30 ans les concepts qui s’appliquent aux notions d’auteur, de savoir-faire et de marchandisation de l’art. Maître de la dislocation et de l’altération, il n’a de cesse de mouvoir les frontières entre culture populaire et culture savante, arts décoratifs et beaux-arts, ancien et contemporain, noble et trivial, lorgnant du côté de l’oxymore. Par leur magnificence et leur virtuosité technique, ses productions stigmatisent les contradictions et les excès de notre époque, soulignant avec insistance obsessions et travers, autant du domaine religieux, politique qu’économique. Son art a tout pour choquer, ou alors pour susciter l’admiration, voire l’adhésion. Parfois les deux, conjointement. Et pourtant… à chaque exposition de cet iconoclaste, des questions (re)font surface : génie ou fabulateur ? Idéateur hypercréatif ou… brillan­tissime arnaqueur ? Cela suffit-il à expliquer le « phénomène Delvoye » et à l’inscrire dans la durée ?

Dans sa traversée baroque des contraires, entre séduction et dissonance, Delvoye s’amuse à tordre l’objet de son attention, mettant à mal sa symbolique autant que sa plasticité, mais toujours avec maestria. La dialectique de ses déconstructions, loin de nier son sujet originel – que ce soit un crucifix (Twisted Jesus, 2012), un pneu (Car Tyre, 2011) ou une valise (Rimowa, 2015) – fait cœxister l’ancien et le nouveau ; les formes en coprésence ne s’anéantissent ni ne s’antagonisent, comme si les couches sémantiques se superposaient ad infinitum en un tiers objet, puis un autre, et un autre encore. Ainsi le crucifix, dont il énonce une série de variantes spiralées d’une étonnante sensualité, se présente sous des poses, des supports et des formats multiples sans jamais parvenir à épuiser son potentiel poïétique. Delvoye oblige sans cesse chacun à modifier sa perception. Dès lors, ses propositions deviennent chacune une occasion de transcender et de transfigurer l’objet et de le détourner de l’attention qu’il sollicite.

Plus incroyable encore, il télescope une cathédrale gothique avec un camion à benne ou un train, dans une esthétique évoquant Maître Escher ou les rubans de Möbius. Entre béate admiration et inconfort physique, le visiteur ne parvient jamais à trancher définitivement ; est-ce une cathédrale-benne ou une benne-cathédrale, une pure splendeur architecturale ou un banal camion destiné au transport de pauvres matières ? Dans ses propositions monumentales, l’artiste explore aussi l’ornement et l’appropriation de formes empruntées à l’histoire de l’art. Ainsi, au-delà du tour de force qu’elle représente, l’œuvre Sans titre (Maserati I) suscite la question : qu’y a-t-il à voir vraiment ? Comme si dans son repli physique, l’objet restait pris en lui-même, dans sa choséité, tel un discours rhétorique s’autoréfléchissant ad nauseam, sans jamais réussir à s’extirper de son autoquestionnement.

Au cours de la visite de presse, l’artiste insiste : non ! il ne conçoit pas son œuvre dans un rapport nostalgique au passé. Ses revisitations des formes et des symboles dépassent la simple citation en mettant en cause les notions de classes, de mondialisation, l’essor technologique, l’économie dominante et le branding. Justement, à ce propos… Là réside une énième interrogation sur le modus operandi delvoyen. Certaines de ses propositions exposent manifestement la marque ou la signature comme symptômes de notre époque. Sur ce terrain, Delvoye est passé maître dans l’art de construire un discours sensationnaliste autour de ses œuvres. Il s’amuse à investir les systèmes qu’il démonte et à en jouer malicieusement. D’ailleurs, après la visite de l’expo­sition, on peut rapporter chez soi un cahier à colorier des plus belles compositions de l’artiste, accompagné de crayons de marque… Delvoye !

S’il assure ne pas chercher la provocation, Delvoye fait réagir tout un chacun, du badaud au scientifique. Lorsque ces derniers se sont mis au clonage et à la biogénétique, Delvoye a imaginé des machines biochimiques à déféquer. Il a, par exemple, conçu Art Farm, (2004-2008), une ferme d’élevage de cochons destinés non pas à la consommation, mais à la fabrication d’œuvres d’art – des peaux tatouées réservées par des collectionneurs boursicotant sur leur valeur future. Ce projet, convoquant le marquage des bêtes, le tatouage humain et un marché de l’art ultra spéculatif, a provoqué une vive controverse, bien que l’artiste se soit toujours défendu de maltraiter ses cochons, contrairement aux exploitants de l’industrie porcine. Quelques-unes de ces peaux sont exposées chez DHC, témoins de ce moment fort d’une posture iconoclaste suscitant tout, sauf l’indifférence.

Alors, Delvoye : génie ou gimmicker ? Allez (sa)voir ! Vous constaterez de visu que trancher n’est pas simple. À moins d’adopter les deux options, conjointement… et que ce soit là l’essence même de son art du cynisme philosophique oxymorique…