Serge Clément. Les illusions de la réalité
« J’atteste que je suis étranger. » Voilà ce que Serge Clément pourrait dire de ses photos. À les regarder, tout observateur pourrait proclamer : « Je me promène en un lieu qui m’est étranger ». Les images que capte Serge Clément rappellent bien celles d’un promeneur offrant ses étonnements photographiques, surpris que son regard (en l’occurrence l’objectif de son appareil) change ce qui se propose à sa vue.
Depuis une quarantaine d’années, Serge Clément parcourt le monde : Berlin, Hong Kong, Mexico, Toronto, Montréal, New York… Il photographie surtout des scènes de vie urbaine et obtient des clichés qu’il qualifierait de dépaysants. Il extrait chaque fois une image autre que celle prétendument réelle qu’il a perçue de ses yeux et que restitue – dépaysée – le tirage sur papier. Ce phénomène énigmatique nourrit l’exposition intitulée Dépaysé.
Michelle Martin Sommers – Ces photos ont été prises entre le début de votre carrière, dans les années 1970, et 2010. Est-ce que cette exposition est une rétrospective ?
Serge Clément – Pas du tout. L’idée de Dépaysé repose d’abord sur le principe de présenter un regard sur mon parcours photographique échelonné sur 40 années. Il est l’aboutissement d’un processus assez long, commencé il y a 15 ans, mais élaboré entre 2009 et 2011, et fondé sur l’analyse de planches contact, d’images du passé et d’images plus récentes. Au fil de ce travail, je me suis rendu compte, en revenant sur mes images de jeunesse, qu’elles comportaient un contenu émotif et des interrogations qui étaient déjà présentes. Cependant, dans ce projet photographique, je voulais aussi trouver des perspectives, des correspondances entre des images signifiantes. Je voulais comprendre ce qui m’intéresse dans une image, examiner jusqu’où je pourrais faire apparaître les liens forts, les jumelages…
Je me suis aperçu que les images du passé, mise à part leur charge de nostalgie, étaient aussi fraîches et avaient la même valeur que celles de 2010. Enfin, à travers leur contenu, j’ai pu poser un regard sur qui je suis.
Vous avez choisi le titre Dépaysé. Est-ce que vous vous sentez dépaysé ?
Complètement ! Dans le mot « dépaysé » loge pour moi le rêve du pays jamais complètement assumé ; ainsi, je suis le voyageur qui a traversé de nombreuses cultures et qui ne regarde plus sa propre culture avec la même perspective. Je trouve le sentiment d’être dépaysé très positif puisqu’il mène à un questionnement. Quiconque s’interroge ainsi découvre de nouveaux repères, qui pénètrent dans son esprit, qui s’ajoutent à ses façons de penser et qui ne le quittent plus. De retour au pays, il comprend que ces repères influencent ses perceptions, notamment sur des questions sociales ou politiques, qu’il a délaissées.
Cela veut dire, alors, si nous sommes dépaysés, que nous ne voyons plus une photo de la même manière ?
En effet. Ce qui m’intéresse dans la photographie, c’est son pouvoir d’interrogation de la réalité. Il serait facile de penser que la réalité dans une photo est figée, fixée pour toujours. Quand la photographie est apparue, on a cru qu’on allait saisir le réel, ou à tout le moins la réalité. Belle erreur ! Certes, des images ont une valeur documentaire. Mystères, énigmes, illusions : voilà les approches qui m’interpellent. Pour moi, vouloir capturer le réel est une illusion.
Les objets et le moment de la prise n’ont pas tellement d’importance à mes yeux. C’est dans l’instant présent que nous « comprenons » une photographie. C’est pour cela, en partie, que je n’ai choisi pour cette exposition que des photos en noir et blanc. Leur aspect confère une forme d’abstraction et de détachement du réel. J’ai de grands doutes par rapport à l’idée que la photographie puisse cerner, capter, cadrer le contenu d’une réalité et le fixer pour toujours.
En fait « dépaysé » veut aussi dire se trouver dans un autre cadre, voire se recadrer. Cette idée a-t-elle un rapport avec les trois cadrages différents de vos photos dans l’exposition ?
Effectivement. Chaque présentation a son propre fil narratif. Il y a la lecture « tableau » sur les murs, avec des titres, des dates et quelques cartels reproduisant des extraits de mes conversations avec les deux commissaires. De plus, un grand livre porte une narration qui « brouille les pistes » avec des renvois et des correspondances entre des pages qui se trouvent face à face. Finalement, dans un plus petit format, il y a un livre avec des photographies ajoutées à celles de l’exposition, mises en miroir, sans aucun titre, aucune date, aucune référence. La trame narrative se développe seulement à travers les rapports qui apparaissent entre les photos, l’une après l’autre.
Nous sommes certains, alors, d’être vraiment dépaysés !
Oui. Pour moi, toutes les transformations et tous les questionnements qui en découlent sont extrêmement intéressants et importants. La lecture de chaque photographie est unique tout autant que multiple lorsqu’elle est mise en rapport avec d’autres images. C’est dans sa capacité d’évolution et d’abstraction que la photographie trouve toute sa puissance et son originalité.
Cette multiplicité se trouve aussi dans la vie, n’est-ce pas ? Alors vous, comment voyez-vous la vie, la réalité autour de nous ?
Pour moi, toute vie est en mouvement, devrait être en mouvement, ce qui implique le changement, l’évolution, la transformation de toute chose.
SERGE CLÉMENT DÉPAYSÉ
Commissaires : Catherine Bédard et Celina Lunsford
Centre culturel canadien, Paris
Du 14 novembre 2014 au 23 janvier 2015