Shinique Smith. Au cœur de la matière dansante
Shinique Smith (née à Baltimore en 1971) est une artiste afro-américaine en pleine ascension ! Et 2014 est sans contredit l’année de la consécration pour cette ancienne étudiante du Maryland Institute College of Art, de la Tufts University et de la School of the Boston Museum of Fine Arts.
Après avoir exposé chez David Castillo (Miami), à la James Cohan Gallery (New York), à la Brand New Gallery (Milan) et à la Springmann Gallery (Berlin), Shinique Smith investit Boston, au dehors comme au dedans. Cet automne, elle y a réalisé une murale in situ au Rose Kennedy Greenway du Dewey Square Park ; elle présente en outre une sélection de ses œuvres au Boston Museum of Fine Arts. Intitulée Bright Matter, cette exposition est composée d’une trentaine de pièces, dont quelques-unes comptant parmi ses plus connues réalisées à partir de 2004. Il faut encore ajouter une série de quatorze projets récents : peintures, sculptures, installations, vidéos et captations de performances qui se succèdent le long d’un chapelet de salles en forme de cubes blancs happés par une orgie de matières et de couleurs. L’artiste ne vole pas sa renommée de plasticienne.
D’une œuvre à l’autre, d’un médium à l’autre, on reconnaît en un clin d’œil la palette affirmée et le geste volubile qui confortent la réputation de Shinique Smith. Que ce soit en graffiti ou en calligraphie, par amalgame de tissus ou par le renouvellement de la gestuelle dynamique de l’expressionnisme abstrait, ses œuvres parviennent à saisir et à rendre palpable la force intrinsèque des histoires personnelles, des influences diverses et de l’énergie vitale qui les anime et que l’artiste met férocement en scène. Il y a chez elle quelque chose de l’énergie sauvage de Niki de Saint-Phalle et du nouveau réalisme, des bribes qui ont fait la gloire d’un Jackson Pollock et de l’Action Painting américaine des années 1940 et 1950, et puis aussi le mordant de l’art de la rue et du tag d’un Jean-Michel Basquiat dans les grands tableaux, les immenses graffitis et les installations de Smith.
Une vidéo entamée vers 2004 montre Shinique Smith travaillant à ce qui devait être son projet de fin de master : Breath of Life. En quelques images, on est saisi par le caractère spontané, incarné, gestuel et viscéral de sa production, et l’on comprend que, chez elle, la peinture est une danse-transe rituelle qui se déploie sans retenue dans le temps et l’espace. Tout vient du corps, peu importe l’instrument, l’outil utilisé. Tout est énergie brute, festival de teintes et de lignes expressives. Il suffit de regarder attentivement Splendid pour s’en convaincre. Avec son explosion de boucles de rubans, de cordes et de tissus aux mille coloris se lovant et déferlant sur un vibrant fond turquoise de mer méditerranéenne, on ne s’y trompe pas : c’est bien l’exubérance d’une gestuelle volubile, loquace et brute qui galvanise les sens et fait tourner la tête du visiteur, comme s’il était dans un carrousel ou dans un magasin de bonbons clairs aux mille arômes !
L’œuvre Seven Moons, modèle de la murale réalisée au Dewey Square Park en septembre, étaye particulièrement bien l’idée d’une pensée foncièrement intégrée à la matière. Dans la partie médiane du support rectangulaire, une forme circulaire concentrique noire s’affirme comme un objectif de caméra, motifs et coloris se marient en un tout à l’équilibre précaire, entre dynamisme et force tranquille. Des éléments d’une calligraphie inconnue apparaissent, comme pour guider l’œil dans un voyage au cœur de la matière picturale et aux confins de l’abstraction.
Dans la série Bale Variant (dont on peut voir le no 0021), vêtements et tissus déjà utilisés sont mis à contribution pour constituer, par amalgame, de véritables colonnes textiles évoquant les compressions d’Arman et les merveilleuses installations textiles de Sheila Hicks. La nature usagée du matériau privilégié confère un surplus d’âme à ces installations en intégrant dans leur matérialité même l’humanité de ceux qui ont utilisé, porté ses diverses composantes. La trace de l’autre, tout comme celle du geste vital et de l’énergie fondamentale, hante les pièces sculpturales de cette série ; ces dernières sont plus achevées que des œuvres, comme Bright Matter, où cohabitent peinture abstraite et tissus récupérés dans une proposition cherchant à faire éclater la bidimensionnalité du tableau aux yeux du spectateur, sans jamais parvenir à engager un véritable dialogue polysensoriel. L’envie de toucher dévore le visiteur dont les sens sont exacerbés par la prolifération de textures et de couleurs. Mais, raisonnable, on ne « touche » que des yeux. Un plaisir palpable, une artiste émergente à suivre.
SHINIQUE SMITH BRIGHT MATTER
Boston Museum of Fine Arts
Jusqu’au 1er mars 2015