L’art contemporain à Cuba manifeste une grande vitalité, car il est étroitement imbriqué au tissu social et, dès lors, à l’évolution de la société. Un syncrétisme poétique nourrit la culture cubaine, à l’image des origines diverses d’une population hybride. Au cours d’un récent voyage à La Havane, j’ai eu l’occasion de me familiariser avec l’œuvre de six jeunes artistes dont les créations témoignent du moment historique que traversent les Cubains. On peut dire que l’identité culturelle — cubania — emprunte résolument les voies de la postmodernité : l’art conceptuel, l’installation, l’autofiction, l’intervention urbaine… Maître de ses moyens, le jeune artiste participe de diverses manières aux questionnements qui caractérisent l’art actuel.

L’art cubain contemporain est parfois décrit comme postutopique : il reflète une réalité marquée par une libéralisation économique, dont l’initiative et le contrôle relèvent des hautes instances administratives et que renforcent des acteurs capitalistes. Sans trop savoir où tout cela aboutira, on sent à présent l’histoire en marche à La Havane. Le gouvernement manifeste une assez grande tolérance pour les expressions artistiques foisonnantes qui, pour ainsi dire, font office d’opinion publique. Une nuance s’impose ici, car l’artiste contemporain ne rejoint qu’une élite culturelle ; le grand public, surtout celui composé des jeunes, est plutôt sensible aux messages des omniprésentes musiques pop latino, aux rythmes du reggaeton, de la salsa, du merengue…

En ce qui concerne l’art actuel, j’ai découvert un milieu ludique et réceptif au contact avec l’étranger. J’ai été impressionné par la richesse des rapports humains en ce milieu. Il est agréable de constater que les représentants de l’art cubain contemporain – au sein d’une avant-garde non officielle – entretiennent des relations cordiales de collaboration, d’entraide et de collégialité.

Bien renseigné en dépit de nombreuses entraves à la circulation des informations, l’artiste cubain est au courant des tendances de l’art actuel. De plus, il semble connaître en profondeur les traditions culturelles occidentales. Par exemple, avec des moyens simples, Camila Lozano Padilla met en scène des performances de grande envergure inspirées par la mythologie grecque, qu’elle s’approprie en tant que miroir de ses expériences vécues.

Plus proche de l’espace social, Luis Manuel Otero Alcántara se met personnellement en scène dans des interventions urbaines grossièrement parodiques. Pris en otage par le kitch cubain, son humour à la fois rabelaisien et subtil donne une idée des divers sens que l’on peut donner à la vie quotidienne.

Adonis Ferro ambitionne un art complet de l’installation : ses environnements incluent des sculptures en création, des dessins et des peintures, le tout imprégné de spiritualité zen. Le versant vidéo de ses travaux dénonce le phénomène mondial de la surveillance omniprésente… Graphiste chevronné, Ulises Morales Lamadrid est influencé par l’africanité cubaine : il explore, en fait, les modalités de l’art conceptuel en y intégrant une poétique très personnelle…

Des procédés d’autofiction aux subtils échos religieux se manifestent dans l’œuvre photographique de Yoanny Aldaya Ramirez et d’Irolán Maroselli. La tragédie de l’expérience latino-américaine est exprimée par l’image du corps tourmenté de l’artiste, qui devient le point de mire de la recherche photographique.

À vingt-quatre ans, Camila Lozano Padilla maîtrise déjà les difficultés de la mise en scène de la performance de grande envergure. L’œuvre est marquée par un subtil syncrétisme poétique. La sensation « servie par la technologie » – telle qu’elle aime la décrire – joue un rôle essentiel dans la réception de ses performances multi­média. Dans un véritable happening d’un après-midi, le 18 avril 2014, Camila Lozano allait de main légère dans la performance intitulée Las Deméter, en dépit de l’inépuisable richesse symbolique du thème inspiré par le mythe grec de Perséphone. La présence de la mémoire culturelle européenne et méditerranéenne dans une ambiance cubaine métisse et socialiste était saisissante. L’histoire de Perséphone enlevée par Hadès, roi des enfers, ainsi que celle de la relation entre Perséphone et sa mère Deméter, représentent également le mythe grec de l’origine des saisons.

Un aspect impressionnant dans la création de Camila Lozano tient au jumelage de l’inculturation d’un mythe grec et de la cubania, la spécificité culturelle cubaine que véhiculent les musiques électroniques métissées et la sensualité des actrices. Habillées de toges blanches, les sept jeunes « muses » du collectif théâtral Phenix ajoutent une note très havanaise à l’immémorial mythe grec. Camila Lozano réussit à maîtriser l’union du mythe grec mâtiné d’accents autobiographiques, avec des pièces de musique cubaine contemporaine.

Lozano a choisi des solutions esthétiques fluides, continues sur le plan de la perception, qui relèvent le côté magique du temps qui passe. Par contraste, d’autres artistes contemporains se plaisent à souligner des éléments de discontinuité sur le plan du concept et de la perception-réception de l’œuvre.

Cette performance de trois heures a eu lieu sur la verte esplanade d’un château de style mauresque, construit vers 1910, d’un style associé au modernisme catalan. Un volet de la performance s’est déroulé à l’intérieur, sous la forme d’une vidéo mapping, soit la projection dans l’obscurité de formes géométriques surimposées aux riches arabesques calligraphiques des parois du château.

Camila Lozano décrit également son œuvre comme un lieu « d’archivage » de musiques électroniques, incluant le minimalisme, la musique expérimentale, la musique sensorielle et d’ambiance, ainsi qu’une expression corsée, dissonante, intitulée gruff. Elle signale la contribution de Kike Wolff, compositeur de La Havane. Lozano crée la trame sonore en « décontextualisant » des musiques empruntées : dans ses mots, elle devient « commissaire » d’une installation d’œuvres musicales.

Luis Manuel Otero Alcántara

Luis Manuel Otero Alcántara pratique un art du geste dramatique avec une tendance sociologique, art qui relève de l’espace public et interpelle le public. Maître du simulacre et de l’expression aux significations multiples, il possède un sens raffiné de la parodie et il brouille la frontière entre le geste artistique et l’acte social. Il s’inscrit dans le domaine du théâtre urbain. Ses explications renforcent l’ironie de ses mouvements.

Il crée des situations – on peut aussi dire des provocations – qui recèlent une forme d’humour situationnel. Dans le simulacre d’un pèlerinage (intitulé La charité nous réunit), l’artiste parcourt Cuba à pied en transportant une sculpture en papier mâché qui semble représenter la vierge. La police l’arrête à Ciego de Ávila, à huit cents kilomètres à l’est de La Havane. La sculpture lui est confisquée et il doit passer trois jours en détention. Des centaines de villageois le long du trajet interprètent sa performance comme un acte de dévotion populaire, sans soupçonner la moindre ironie. Dans la même veine, il arbore des bustes de personnalités publiques dans des manifestations politiques, sans que l’on questionne la bonne foi de son geste.

Otero travaille avec des matériaux pauvres : l’expression arte povera acquiert chez lui une force qui dépasse de loin celle des praticiens plus conventionnels du genre. Il travaille avec des fragments de bois, des bouts de journaux, de la corde ou de la ficelle, des morceaux de placage… ce que l’on trouve facilement à Cuba. En fait, ceci évoque la vision d’une véritable société du recyclage dans la ligne small is beautiful.

Ailleurs, Otero aménage une maison entière en plaçant de nombreux accessoires sexuels à chaque étage, ainsi que des poupées de pellicules plastiques de récupération colorées en noir, aux sexes et aux lèvres très exagérés – dramatiques même – ; il s’agit là d’un commentaire satirique sur le tourisme sexuel et les fantasmes qui l’accompagnent.

Dans Véhicule, l’artiste se fait remorquer par un ami en plein centre touristique de La Havane dans un piètre « véhicule » drolatique, rafistolé de morceaux de planche de bois et de bouts de corde… Dans une référence un peu dérisoire à la religion afro-cubaine intitulée Mesa Sueca (Buffet suédois), Otero compose un vrai repas pour ses invités avec les restes parfaitement comestibles d’offrandes présentées lors du culte afro-cubain de la santeria.

Ulises Morales Lamadrid

À travers une poétique de l’anthropologie, de l’humour omniprésent et de l’outil graphique aiguisé et maîtrisé, Lamadrid crée des concepts et une iconographie qui explorent des états d’oppression.

Ulises Morales Lamadrid emploie un graphisme concis afin d’inventer, selon ses paroles, « ses propres concepts et son iconographie ». La fraîcheur et l’intérêt de ses œuvres découlent en grande partie du fait qu’il n’illustre pas des codes ou des concepts déjà pensés par d’autres. Il est en réalité très conscient de créer ses propres concepts. Ce qui le favorise dans cette tâche est son humour subtil et cependant acerbe, acéré par une vie difficile.

Il nomme ses œuvres des dessins-synthèses. Il manie de nombreuses variables dans le cadre de la flexibilité conceptuelle qu’il vise. « J’essaie d’éviter les outils proposés par les centres hégémoniques… Mon effort est celui de rechercher mes outils », explique-t-il. À ses débuts, Lamadrid explorait à la fois la biologie et la santeria, religion qui puise à des sources africaines et catholiques. Aux accents ethnologiques, son œuvre revêt un caractère mystique. Les ocres dans sa peinture connotent la terre africaine.

Peu à peu, Lamadrid s’est dirigé vers une critique subtile du phénomène social, tout en incriminant le racisme. Dans sa récente série Amores-Perros (Amours de chien), le chien devient métaphore de l’humanité. Selon Lamadrid, « le chien réagit de manière semblable à l’être humain ». Dans la série Diplômes, l’amertume du vécu social et de l’échec est transmutée en excellence du graphisme. L’artiste évoque une réflexion approfondie sur l’œuvre de Joseph Beuys qui le nourrit à chaque pas.

Adonis Ferro

Artiste internationalement reconnu, Adonis Ferro crée des environnements complexes incluant sculpture, peinture, vidéo, etc. Il se décrit comme « érudit, chercheur, investigateur ». Sa rigueur est nourrie par une formation en informatique, mais il reconnaît sa dette envers des influences artistiques aussi diverses que celles de Magritte, Duchamp, Kosuth, Kandinsky…

Son installation intitulée Spring, présentée à La Havane en 2014, comporte une délicate sculpture en fil métallique articulant le vide en forme de ruche, ainsi qu’une série de peintures et de dessins gestuels composés de tracés noirs… Le trait fortement soutenu diffuse une certaine angoisse.

Adonis Ferro parle volontiers des influences de la méditation zen et de l’emploi de la calli­graphie dans son art, mais il évoque également ses réflexions à propos de Rembrandt et s’émerveille des modulations du noir dans l’œuvre du maître hollandais.

Un autre volet de l’installation souligne l’omniprésence de la surveillance dans le monde contemporain : des caméras filment les spectateurs qui se voient en direct sur un écran… Bien que les genres s’accumulent dans son installation, Ferro vise aussi la concision : « Mes recherches s’orientent vers la simplification totale de l’œuvre », explique-t-il. L’artiste a été invité à participer à la Biennale de Vancouver en 2015.

Yoanny Aldaya et Irolán Maroselli

Les œuvres photographiques de Yoanny Aldaya et d’Irolán Maroselli ont été exposées à la prestigieuse et officielle Fototeca de Cuba, à la Plaza Vieja, au cœur de La Havane historique. Ceci veut dire que leurs productions, certes passablement tourmentées, ont reçu une acceptation publique. Ces artistes ont recours à des mises en scène très recherchées, souvent du type autofiction, d’un expressionnisme parfois extrême avec le propre corps d’un des artistes qui se pare ainsi de vertus (courage, souffrance,…) que l’on attribue aux héros, mais dès lors, la tragédie personnelle et existentielle ainsi exposée devient miroir du drame social. On peut envisager, dans le sens de l’intensité et du drame aux accents religieux, des parallèles avec des artistes colombiens qui ont médité sur la douleur et la fracture sociale, telles la peintre Beatriz González ou la grande installationniste Doris Salcedo. C’est une manière pour les deux pho­tographes de se situer dans le sillage d’une importante esthétique latino-américaine.