Sous les eaux du Saint-Laurent : le théâtre de papier de Cynthia Girard-Renard
À travers sa pratique artistique, Cynthia Girard-Renard façonne des regroupements polyphoniques en un imaginaire animalier singulier. Les mammifères pop-activistes et surré-anarchistes qu’elle dépeint sont des appels à la révolte, tant par des références anti-aristocratiques à la Révolution française et aux Sans-culottes que par des slogans, parfois moqueurs, de dénonciation et de protestation d’injustices actuelles associées à un capitalisme escamoteur ainsi qu’à la discrimination sociale.
Entre hommages et outrages, les animaux militants incarnent des instigateurs et partisans d’importants bouleversements collectifs et condensent différentes temporalités reliées à des manifestations culturelles, voire ethniques, autant que géographiques, historiques, politiques et, de surcroît, écologiques.
L’exposition Sans toit ni loi : les cétacés du Saint-Laurent présentée à la Fonderie Darling – et inopinément fermée pour une période indéterminée en raison de la crise pandémique –, ne fait pas exception à l’imagerie bigarrée et saturée de Girard-Renard. Cette fois-ci, toutefois, les animaux représentés ne sont pas si éloignés de la réalité ; ils ne sont pas personnifiés, ni satiriques ou même sarcastiques.
Parmi le collage spatial qui semble émerger du fleuve Saint-Laurent afin d’inonder la Grande salle de la Fonderie, des cétacés, crustacés et autres espèces sous-marines sont mis ici et là, nous laissant devant l’évidence de cette question : comment l’artiste est-elle arrivée à réaliser ces pièces d’envergure, notamment cette baleine bleue éthérée qui nage dans l’espace ? Cette interrogation fait écho au point que soulève la commissaire de l’exposition, Ji-Yoon Han, dans son éloquent essai : « Comment s’y prendre pour accueillir une baleine dans l’espace d’un tableau ? ». Ici, il n’est pas seulement question de miniaturiser le plus grand animal vivant de la planète sur une toile pour « la commodité d’un faux-cadre à taille humaine1 ». À la Fonderie, sorte de cadre d’évocation illimité, Girard-Renard présente un mobile monumental d’une baleine à l’échelle, en plus de dissemblables bestioles marines surdimensionnées, toutes confectionnées de papier. Les œuvres picturales-sculpturales s’avèrent entièrement peintes à la main ; chacun des traits laissés par le pinceau ressort dans la fluidité des surfaces unicolores. Les textures multiformes – acérées, hérissées, striées ou torsadées – des origamis fragiles laissent entrevoir les gestuelles de l’artiste.
La commissaire, toujours dans son essai, cite la philosophe Isabelle Stengers qui propose de « penser à partir du ravage » afin de miser sur un engagement activiste fondé sur la culture du récit. Stengers définit l’écologie comme une pratique d’attention, d’observation et d’imagination2 et relie l’environnement à la vie sociale pour la mise en récit d’un « à-venir3 » réfléchi autrement – c’est-à-dire par une suite d’appréhensions positives et subjectives. Cynthia Girard-Renard peint d’après cette idéologie. La baleine suspendue nous situe à même la profondeur des eaux déréglées du Saint-Laurent pour contempler une perspective inédite : l’observation du cétacé ne se fait ni à partir d’un rivage et encore moins sur le pont d’un navire à vocation touristique. Nous sommes dans un théâtre de papier qui semble englouti.
La mise en espace relève de la dramaturgie. La disposition et les compositions des pièces principalement tridimensionnelles infèrent une
dimension scénique et instaurent des possibles expansifs, fictifs et narratifs, accentués par les différents jeux d’échelle des animaux marins. Les spectatrices et spectateurs ont la possibilité de déambuler sous le cétacé bleu élancé, de contempler ses nageoires déployées et sa gorge ourlée d’un rose vif qui effleure le sol.
L’assemblage scénique que propose Cynthia Girard-Renard témoigne des grands maux écologiques de notre société, de l’utilisation abusive des ressources naturelles, dont l’eau, et des impacts anthropiques qui en découlent.
En ce sens, l’artiste convoque une imagerie portant sur diverses considérations écologiques par une narration indicielle qui, d’une pièce à une autre, fait allusion à la faune et à la flore troublées des cours d’eaux et des océans au moyen d’une exploration sensorielle et par le truchement d’expérimentations matérielles et techniques. Des animaux marins aux couleurs irradiées comme des crustacés, des étoiles de mer et des oursins, tous plus grands que nature, contrairement à la baleine qui est proportionnelle à sa taille, opèrent un glissement vers le sol. Certaines coquilles d’oursins acidulés vrombissent des détonations de mécanismes destructeurs tel celui d’une foreuse. Des vocalises nébuleuses et vertigineuses retentissent dans la salle et s’entremêlent aux autres sons grondants de moteurs. Il s’agit de chants de baleines à bosse issus du disque microsillon Songs of the Humpback Whale (1979), popularisé par National Geographic à la fin des années 1970. Girard-Renard a reproduit ce vinyle en une énorme pièce circulaire cinétique – et surtout hypnotique – au mouvement incessant. Des bouteilles d’eau démesurées, fabriquées en papier, sont également dispersées dans l’espace. Celles-ci
réfèrent indéniablement à la (sur)consommation du plastique et à la pollution massive des cours d’eau et des océans par les microparticules de cette matière nocive.
L’assemblage scénique que propose Cynthia Girard-Renard témoigne des grands maux écologiques de notre société, de l’utilisation abusive des ressources naturelles, dont l’eau, et des impacts anthropiques qui en découlent. Le langage métaphorique des formes, la disproportion des gestes appliqués de l’artiste devant ses imposantes œuvres de papier (les jeux d’échelle), puis l’évocation de l’immensité et de la proximité s’expriment à travers cette pièce de théâtre (in)animé. L’exposition Sans toit ni loi : les cétacés du Saint-Laurent contribue à une mise en récit capable de faire exister d’autres possibles ; des devenirs et des manières d’agir telles que porter attention, observer et imaginer. Les baleines continueront à chanter, espérons-le.
(1) Ji-Yoon Han (2020). Essai de l’exposition Sans toit ni loi : les cétacés du Saint-Laurent de Cynthia Girard-Renard, Fonderie Darling. Repéré à : http://fonderiedarling.org/Sans-toit-ni-loi.html.
(2) Isabelle Stengers (2019). Résister au désastre. Dialogue avec Marin Schaffner, Marseille, France : Wildproject,
p. 19-20.
(3) Le terme « à-venir » est issu de la publication suivante : Camille de Toledo, Aliocha Imhoff et Kantuta Quirós (2016). Les potentiels du temps. Art et politique, Paris, France : Manuella éditions, 293 p.
Cynthia Girard-Renard / Sans toit ni loi : les cétacés du Saint-Laurent
Commissaire : Ji-Yoon Han
Fonderie Darling, Montréal
Du 24 septembre 2020 au 1er mars 2021