Du 25 janvier au 8 mars dernier, la Galerie d’art Stewart Hall présentait l’exposition Trousse Mystique, regroupant le travail d’Isa Carrillo, Alex Coma, Hector Jimenez Castillo, Marigold Santos, Jennifer Murphy et OMSK Social Club, sous le commissariat d’Anaïs Castro. Énigmatique et sensible, cette exposition examinait la résurgence de pratiques spirituelles alternatives dans le quotidien des générations connectées, mais aussi dans le déploiement de la pratique créatrice de plusieurs artistes contemporains.

Eve Laliberté – Dans votre texte d’exposition, vous mentionnez plusieurs exemples concrets de la popularité grandissante des pratiques mystiques. Comment expliquez-vous ce phénomène ?

Anaïs Castro – La façon dont je le comprends – et je l’explique vraiment au travers de mon expérience personnelle – c’est que cela vient du manque de spiritualité dans notre vie quotidienne. Dans les sociétés contemporaines, tout s’organise autour de la consommation et il y a très peu d’espaces communautaires. Je ne suis pas surprise de voir resurgir un besoin spirituel de se reconnecter avec son corps, avec l’espace, avec quelque chose de plus grand.

Je pense que ces pratiques cherchent à répondre à un certain vide. Surtout au Québec, par exemple, où nous avons rejeté, assez rapidement et brusquement, la religion dans les années 1970. Pour plusieurs, rien n’a vraiment remplacé le rôle spirituel que la religion jouait dans l’expérience humaine.

Je crois aussi que, dans une époque comme la nôtre, où nous sommes engloutis par les « vérités alternatives » et les fausses nouvelles (fake news), les gens n’ont pas nécessairement besoin que la science soit
capable d’expliquer ou de valider l’astrologie et les pratiques de ce genre, ce qui contribue à leur popularité. Les gens vont y adhérer, finalement, parce que cela leur apporte quelque chose dans leur quotidien. Ce n’est pas tellement différent de la foi dans le sens plus religieux.

Alex ComaPath of recovery (2018)
Huile sur lin
Photo : Alexis Bellavance

Croyez-vous aussi que le fait que ces pratiques résident dans l’invisible pourrait être une forme de réponse à notre réalité très portée sur l’image ?

Absolument ! Nous sommes dans un monde symbolique au premier degré;
un monde de représentations et d’images. Évidemment, ce phénomène est porté autant par les médias sociaux que par la télévision et le monde de la publicité. Le domaine spirituel consiste à se connecter avec quelque chose qui n’est pas nécessairement tangible ou visible. L’énergie et l’impermanence sont vraiment cruciales dans ces pratiques.

L’exposition fait ressortir le côté très actuel de la thématique, mais il y a aussi certains clins d’œil plus historiques dans les œuvres…

Oui, avec la série d’Isa Carrillo, notamment, qui consiste en des broderies
représentant la numérologie et les portraits géométriques de certains personnages historiques. C’était une façon de situer l’exposition dans une généalogie en introduisant des figures du XXe siècle qui sont, pour la plupart, des femmes de l’avant-garde. Ces femmes, dont la guérisseuse María Sabina (1894-1985) et l’artiste Hilma af Klint (1862-1944), expérimentaient beaucoup avec le mystique. L’idée était de démontrer qu’il y a une trajectoire à ces pratiques, et que celle-ci remonte à beaucoup plus loin que ce que nous pourrions imaginer.

Il est certain que l’exposition englobe différentes pratiques, mais une de celles qui m’intéressaient particulièrement était la magie, où la croyance en l’énergie de la matière crée un lien très fort et obligé avec la nature.

Et au-delà du lien historique, nous remarquons aussi une forte relation avec la nature dans la thématique, mais aussi dans les matériaux utilisés et dans les représentations. Comment expliquer ce lien ?

Il est certain que l’exposition englobe différentes pratiques, mais une de celles qui m’intéressaient particulièrement était la magie, où la croyance en l’énergie de la matière crée un lien très fort et obligé avec la nature. Même dans l’astrologie, il y a un contact direct avec la nature puisque c’est la croyance que les astres et leurs mouvements ont une influence sur la terre et sur les êtres qui l’habitent.

Croyez-vous que la tendance à se tourner vers ces pratiques pourrait, en partie, être liée à un désir de reconnexion naturelle à cause de la situation climatique actuelle ?

Je pense que oui, tout ça est imbriqué ! Je crois aussi qu’il y a une remise en question de notre rapport à l’héritage humaniste. Nous avons placé l’Homme au centre du monde et c’est ce qui a été au cœur du développement de la société moderne depuis la Renaissance italienne. Ce tournant historique a mené l’humanité – au travers de l’influence de l’Europe – à une série d’étapes qui ont graduellement séparé l’expérience humaine de l’expérience de la nature. La colonisation, l’industrialisation, l’urbanisation, le capitalisme et la révolution technologique ont, par ailleurs, participé à affaiblir l’influence du domaine spirituel.

Maintenant, nous sommes pris avec des problèmes comme les changements climatiques, et toute l’idée de l’anthropocène qui vient aussi de cet héritage humaniste. Le désir de se reconnecter à la nature et à l’ordre naturel, ce pourrait aussi être un moyen d’établir une nouvelle relation avec la nature. Une relation où, finalement, il y aurait une plus grande proximité, une intimité ou une sensibilité nous permettant de retrouver une harmonie qui a été brisée ou perdue à travers le temps.

Isa Carrillo
À gauche : Frances Yates (Numerical Portrait) (2019)
À droite : Hilma af Klint (Numerical Portrait) (2019)
Broderie sur toile
Photo : Alexis Bellavance

Croyez-vous que le milieu de l’art contemporain, par habitude des choses insaisissables, soit plus enclin à aller vers ce genre de pratique ?

Peut-être, oui ! Parce que nous nous posons déjà des questions spirituelles dans le cadre de notre travail.

Et que nous comprenons que les choses peuvent avoir une signification au-delà de ce qui est visible et saisissable…

Oui ! Cela me rappelle les théories de John Dewey sur l’art et l’expérience. Il y a très peu d’espaces où nous pouvons nous poser des questions aussi universelles et humaines que dans un musée ou une galerie. Je pense que le fait de travailler ou de fréquenter le milieu de l’art fait en sorte que nous nous posons certaines questions que d’autres gens sont moins amenés à se poser dans leur quotidien. Avoir le privilège d’évoluer dans ce domaine fait peut-être en sorte que nos besoins spirituels sont déjà en partie comblés.


Trousse Mystique 
Commissaire : Anaïs Castro
Galerie d’art Stewart Hall, Pointe-Claire
Du 25 janvier au 8 mars 2020