De fines lignes noires nous accueillent dans la Salle Alfred-Pellan. Fixés aux murs ou à des structures tridimensionnelles, ces traits sont faits de petites billes de verre enfilées tels de longs colliers dessinant dans l’espace. À la fois organique et géométrique, le travail de Surabhi Ghosh séduit par son élégance tout en abritant des questionnements sociopolitiques complexes. Dans un langage combinant des traditions artisanales et des références au minimalisme, Le poids de nos mythes, commissariée efficacement par Amélie Bélanger, matérialise les préoccupations de l’artiste quant aux conséquences de la montée des idéologies nationalistes, sans toutefois cibler une situation géopolitique précise.

Au cœur de l’espace d’exposition s’impose l’œuvre Bind, Bend, Bond, Band (2021-2023). Telle une forteresse, cette structure architecturale se compose de quatre piliers blancs, auxquels sont suspendues de délicates chaînettes de perles noires. Passant d’une colonne à l’autre, elles cloisonnent l’espace intérieur de la construction et bloquent l’accès au spectateur souhaitant observer de plus près l’objet déposé au sol, en son centre. Ce dernier objet consiste en un petit amas de billes noires compactées, d’autant plus intrigant qu’il est inaccessible. La mise à l’écart du spectateur que crée ce dispositif rejoint, par son évocation d’une frontière, les questionnements de l’artiste concernant les doctrines nationalistes. Elle rappelle ainsi les stratégies visant à regrouper des identités aux valeurs communes, qu’elles soient économiques ou culturelles, et dénonce ces mécanismes ayant pour résultat l’exclusion de l’Autre, quel qu’il soit. Ces frontières qui nous tiennent à distance ont été perlées à la main par Surabhi Ghosh et son équipe. Elles sont ponctuées, à intervalle constant, de sphères plus massives. La répétition d’un motif s’inscrit d’ailleurs au cœur de sa démarche artistique, chaque œuvre de l’exposition engendrant un rythme visuel particulier. Elle conçoit cette récurrence visuelle comme un récit qu’on réitère, parfois de génération en génération. Dans Le poids de nos mythes, ces répétitions renvoient également au fonctionnement des idéologies nationalistes qui espèrent imposer leur version de l’histoire à force de la marteler. 

Surabhi Ghosh, Taken In, Taking On (détail) (2020-2023)
Perles de verre, fils de nylon, acier poudre
1,8 x 5 m
Photo : Guy L’Heureux

L’expérience de l’inaccessible s’exprime différemment dans Taken In, Taking On (2020-2023). Ghosh épingle sur le mur de la galerie les mêmes perlages, cette fois-ci à la verticale. Elle utilise des formes inspirées de portails asiatiques, alors que les différentes longueurs d’enfilades dessinent sur le mur des arches et des colonnades. Ces ouvertures nous invitent à pénétrer un autre espace, mais le mur blanc de la galerie auquel elles sont accrochées nous ramène à l’impossibilité du geste, empêchant toute opportunité d’échange. 

Bien que l’exposition comporte un aspect politique indéniable, elle met aussi en avant des références artistiques importantes. À l’arrière de la salle se trouve l’œuvre Adorn, around (2020-2023), constituée de quatre prismes rectangulaires et carrés dont seules les arêtes blanches subsistent. La filiation à la série Incomplete Open Cubes (1974) de Sol LeWitt (1928-2007) apparaît incontournable. L’artiste rompt toutefois avec l’austérité du minimalisme en suspendant méthodiquement aux arêtes d’autres chapelets de perles noires. Jouant avec des longueurs diverses, elle crée des variations des tracés de portails de Taken In, Taking On, aménageant des ouvertures invitantes, mais impénétrables en raison de leur format. Formée aux arts textiles, Ghosh, dans sa pratique, fait fréquemment référence aux techniques artisanales du Bengale et de l’Inde, d’où sont originaires ses parents, comme en témoigne son utilisation du perlage, qu’on retrouve, entre autres, dans les mangalsutras, des colliers portés traditionnellement par les femmes indiennes mariées. Certains motifs, comme ceux des portails, sont également à associer à l’héritage culturel de l’Asie du Sud, tel le toran, un ornement textile qu’on fixe au-dessus d’une porte ou d’un passage en guise de bienvenue. En somme, Ghosh remplace les méthodes industrielles du minimalisme par une pratique artisanale et substitue des propos politisés à l’absence de discours narratif chez les artistes de ce mouvement.

Surabhi Ghosh, Bind, Bend, Bond, Band (2021-2023)
Perles de verre, fils de nylon, acier poudré 
4,5 x 4,5 x 3 m
Photo : Guy L’Heureux

Surabhi Ghosh adapte ses installations à la salle qui les accueille afin d’encourager la multiplicité des points de vue. Elle étudie l’effet de la position du spectateur par rapport à l’œuvre sur sa perception du sujet. Sur le plan formel, le visionnement actif favorise l’appréciation de la matérialité intrigante de chaque objet, et du dispositif dans son ensemble. Du point de vue thématique, les déplacements permettent d’explorer les différentes mises à l’écart que suggère le corpus. Outre ses qualités esthétiques indéniables, l’exposition d’une grande force repose d’ailleurs sur ces postures d’exclusion qui relèvent de la montée actuelle des plaidoyers nationalistes qu’elle critique. Le poids de nos mythes pose donc des questions essentielles en cette ère de déplacements migratoires et de discours frontaliers inhospitaliers.


(Exposition)

Le poids de nos mythes 
Surabhi Ghosh
Salle Alfred-Pellan, Maison des arts de Laval
Du 7 mai au 16 juillet 2023