Suzanne Ferland
Brèches oniriques
Suzanne Ferland dresse des passerelles entre l’imaginaire et le réel. Patiemment, elle élabore, au confluent du connu et de l’inconnu, ses paysages-passages vers des ailleurs indéfinis qui renvoient l’image d’un monde mouvant, sans cesse à redécouvrir, à reconstruire. En bonne éclaireuse, elle signale aussi les leurres et les écueils, qui ne manquent pas.
Suzanne Ferland procède par séries thématiques, travaillant simultanément sur plusieurs tableaux où interagissent un nombre limité d’éléments, créant des variations sur des fonds d’inspiration successivement minérale, végétale et fluviale. Fragments d’une trajectoire.
Dans la série Parcours d’un animal sans laisse (1998-1999), branches et racines s’enchevêtrent sur des fonds de couleurs contrastantes, vives et saturées. Ici et là, une bande horizontale, précurseur de la suite, traverse la toile. Avec Racines (1999-2000), la cire d’abeille s’ajoute à l’encaustique et à l’acrylique, et la vie végétale souterraine devient le motif de compositions tout aussi vives et animées que précédemment. L’ensemble oscille entre figuration et abstraction animées de jaunes et de rouges éclatants, voire flamboyants, dans des atmosphères fantastiques, hallucinées, qui invitent à envisager d’un œil nouveau la vie qui bat sous le sol.
Fragments (2011-2014) : une nouvelle venue, la photo, se glisse et se fond en plein cœur de la toile pour faire corps avec elle. Présente dès le début, la superposition de trois bandes horizontales, qui favorise les dialogues entre plans rapprochés et éloignés, solides et liquides, objets fabriqués et nature (roches, pommiers, bouleaux) s’affirme avec Espaces organiques (2004-2008). Et la peinture de s’estomper (en apparence) devant la photo, prenant même des allures, sous ses multiples couches de vernis, de production numérique.
Ce qui nous amène à Passages (2015-2016). Principaux protagonistes de cette série : le fleuve Saint-Laurent, des berges et des bouées, des cargos sur la ligne d’horizon et des fragments d’un pont couvert barbouillé de graffitis. Sans oublier la peinture et la photo, qui se mettent mutuellement en relief par un dialogue en sourdine.
En apparence plus froide, plus détachée, avec ses dominantes de gris acier et de blancs bleutés ponctués de moutons gris et noirs, d’arêtes acérées et de constructions humaines éparses, Passages présente un vif contraste avec les teintes chaudes et organiques de Parcours d’un animal… Dans les deux cas, pourtant, il s’agit bien d’une invitation à la rêverie, à ceci près que la récente série nous confronte aux potentiels distincts de la peinture et de la photographie en la matière. Il en résulte un dilemme, voire une tension larvée, comme entre deux mouvements de même nature et pourtant divergents.
Quai – Marée basse. Sans que l’on y prête garde, de constants déplacements de perspectives, de points de vue et de médiums finissent par déstabiliser le regard. Devant le spectateur se dresse un quai, synonyme de départs et d’arrivées, de connu et d’inconnu. Peinture et photo s’y rejoignent, mais la frontière entre les deux est brouillée. On ne s’y retrouve pas. Il en va de même pour les perspectives : ce quai émerge de la « peinture-glace », au premier plan – ce qui en théorie situerait le regardeur au large – pour se prolonger vers la « photo-berge ». Or, ce large est aussi au loin, devant nous. De plus, le quai esquisse un point de fuite en porte-à-faux par rapport à celui, classique, que l’on situe presque inconsciemment au cœur du tableau.
Planant au-dessus du tout, un ciel peint, aux délicates tonalités de gris et de blanc, produit un espace « réaliste » en ce sens que le regard peut s’y abandonner dans la quête désœuvrée d’un signe quelconque, d’un propos réel ou imaginaire. Cependant, en complète rupture avec le reste, deux panneaux encadrent et enserrent la ligne d’horizon de part et d’autre. À l’opposition du ciel et du fil de l’eau, cet élément récurrent de la série contraint et confine le regard. Pour brouiller les cartes encore un peu plus, il met en jeu oppositions et rapprochements entre le numérique et l’analogique.
I Love – Marée basse est en majeure partie occupée par la même photo que dans Quai –Marée basse. Même grève éminemment picturale, toute en nuances de gris et de noir. Même bord de l’eau qui décrit la même courbe gracieuse. Même bordure bleue au-dessus du ciel. Ici, cependant, l’image est cadrée tout autrement et coiffée d’une photo de graffiti. Transgression et trace urbaine par excellence, l’écriture sauvage tranche avec le ciel, au-dessous, pour clamer bien haut un message d’amour universel : « I love ». À la fois écho et surenchère, pied de nez aux conventions et référence à l’art moderne, une généreuse giclée de peinture rouge éclabousse les deux surfaces rivales et réussit à les rapprocher en imposant un plan « peinture » complètement à part.
Sous des apparences de paysages sans histoires, Passages réunit donc des espaces complexes, construits, qui gomment certitudes et catégories. Où commence, où s’arrête le ciel ? La terre ferme ? La photo ? La peinture ? Les deux médiums fusionnent et s’affrontent, brouillent les frontières et percent une brèche vers un espace qui déstabilise le regard en douceur et convie à une rêverie vaguement agitée, exposée au risque constant de se briser sur les récifs d’un réel à la fois étrange et familier. Ces subtiles dissonances reproduisent les obstacles à notre imaginaire tout en le mettant délicatement au défi de prendre son essor.
Suzanne Ferland Passages
Centre culturel Yvonne L. Bombardier
Du 22 janvier au 23 avril 2017