Théâtralité déterritorialisée : l’œuvre M. Gros de Geneviève et Matthieu
Vivante, plurielle et malléable font partie des nombreux adjectifs pouvant présider à la définition de l’œuvre performative et installative M. Gros (2020-), réalisée par Geneviève et Matthieu. Cette création est née d’un partenariat triangulaire amorcé l’automne dernier lors d’une résidence à la Fonderie Darling, pour ensuite se prolonger au théâtre La Chapelle Scènes Contemporaines et compléter sa route à la galerie Pierre-François Ouellette art contemporain. Dès leur arrivée dans l’enceinte du centre d’arts visuels, le duo originaire de Rouyn-Noranda s’est affairé à donner vie à ce projet hybride. Il faut dire que chez ces artistes actifs sur la scène artistique nationale et internationale depuis la fin des années 1990, rien n’est tiède.
En effet, leurs créations se donnent à voir tel un maillage musical, pictural, sculptural, performatif et vidéographique appuyé par des sujets souvent caustiques auxquels n’échappe pas cette dernière mouture. Celle-ci s’échafaudait sur des schèmes relatifs au judiciaire, à l’infiltration policière, mais aussi à la nudité et au tourment de la surveillance1. Séduits par la démultiplication des croisements qui caractérisent leur démarche, Pierre-François Ouellette, galeriste, et Olivier Bertrand, directeur général et artistique du théâtre axé sur l’avant-garde et la jeune création, invitèrent les créateurs à présenter en salle et en galerie un projet de leur choix. Le but avoué était d’édulcorer la porosité des frontières entre les lieux de création, la scène théâtrale et les espaces d’exposition consacrés aux arts visuels.
VIVRE L’ŒUVRE
Pour synthétiser à grands traits, le projet performatif initial proposé se voulait en décalage corrélativement au travail conventionnel de la scène. Il s’apparentait néanmoins à une commedia dell’arte, ce théâtre de l’art constitué d’épisodes donnant à voir une chorégraphie qui, sans être complètement fixée, assurait le canevas de la prestation scénique. Quoique partiellement orchestrée, la stratification des actions expressives exécutées par les artistes fut ajustée pendant les cinq jours durant lesquels ils ont occupé les planches affublées d’une installation plastique qui leur servait de décor. Ces réaménagements, un gage de vulnérabilité et de maîtrise, nourrissaient la « fièvre de l’extrême présent, de l’être avec2 » qui assurait l’osmose avec le public interpellé psychologiquement et physiquement par leurs actes performatifs présentés de manière « frontale ». Par l’entremise de ces confrontations à l’origine de synergies fructueuses, Geneviève et Matthieu conviaient les spectateurs à les accompagner, voire même à basculer dans leur univers fictif, d’abord en prenant part virtuellement au jeu scénique3, puis en laissant l’œuvre résonner en eux, échos retrouvés plus tard en galerie.
PRENDRE LE RÉCIT À BRAS LE CORPS
Le flot d’énergies et de « négociations » vécues par les artistes et le public à La Chapelle se prolongea chez Pierre-François Ouellette art contemporain, dont l’espace d’exposition leur servit d’écrin, de vitrine et de salle de jeu. À l’instar des performances, la structure séquentielle des objets – dont certains recyclés – déployés dans la galerie était fuyante, flexible. Pour sédimenter la narratologie4, le regardant était convié à (re)construire, tel un agent infiltré, les mécanismes internes de l’installation en exhumant et en rassemblant les indices fournis par les créateurs, afin de parvenir progressivement à les faire parler. En tentant de replacer les morceaux de ce casse-tête qui occupait l’entièreté des lieux, le visiteur se déplaçait à proximité des objets, s’engageant du même souffle dans un corps à corps avec l’œuvre. Ce rapprochement corporel commandait un type d’interaction d’ordre phénoménologique, en ce sens où l’édification du potentiel sémantique de l’installation reposait précisément sur l’expérience subjective du récepteur mobilisé par ce travail d’« enquête ».
SORTIR DU CADRE
Si l’œuvre évolutive M. Gros de Geneviève et Matthieu paraît a priori éparse et polysémique, un examen plus poussé permet de mettre en exergue des éléments récurrents à décrypter en filigrane de ses diverses déclinaisons, à commencer par le fait que l’œuvre est traversée par une impulsion vers les autres, propension qui caractérise tant le théâtre, la performance que l’art. Conformément à sa mobilité formelle, thématique et, surtout, contextuelle, cette création protéiforme revisitait les enjeux de la réception qu’elle démultipliait. Ce faisant, elle s’offrait comme une occasion à saisir pour le public invité à sortir du cadre, non seulement celui relatif aux lieux conventionnels de présentation des arts visuels, mais également celui qui borde les conditions de la représentation théâtrale (espace, durée, contenu) et celles spécifiques à la performance. En troublant ainsi les frontières entre ces modes d’expression, le duo renvoyait narquoisement chacun à ses propres limites.
1 Mr. Big est une technique d’investigation utilisée sous couverture pour recueillir les confessions de suspects pour ensuite les poursuivre en justice.
2 Clyde Chabot, « Corps à corps », Ligeia, no 81-84 (2008), p. 206.
3 Aussi, les artistes n’incarnant pas de personnages, c’était donc leurs personnes qui officiaient à titre de protagonistes.
4 La narratologie est une discipline sémiotique qui a pour objet l’étude scientifique des structures du récit. Elle analyse les procédés narratifs utilisés pour construire l’organisation du récit. À ce sujet, voir Gérard Genette, Nouveau discours du récit (Paris : Éditions du Seuil, 1983), 118 p.
(Exposition)
M. Gros
Geneviève et Matthieu
Pierre-François Ouellette Art Contemporain
Du 13 novembre au 18 décembre 2021
La Chapelle Scènes Contemporaines
Du 12 au 15 octobre 2021