La Fonderie Darling accueillait l’hiver dernier une exposition du Musée d’art contemporain de Montréal commissariée par le directeur général et conservateur en chef sortant de l’institution, John Zeppetelli. Comme ultime projet avant son départ, il tenait à nous proposer une installation créée à Beaubourg en 2020 par Jeremy Shaw, artiste né à North Vancouver en 1977 et aujourd’hui basé à Berlin. Phase Shifting Index («Index des transitions de phase») s’inscrit dans le prolongement direct de Quantification Trilogy, cycle de pseudo-documentaires venus de l’avenir, entamé avec Quickeners (2014) et conclu avec I Can See Forever (2018). On avait déjà pu en voir le volet central, Liminals (2017), au Musée des beaux-arts de Montréal. La proposition présentée à la Fonderie Darling ne fait somme toute que démultiplier le concept de cette œuvre sur plusieurs écrans, montrant chacun, en style cinéma-vérité sur pellicule «d’époque», les exercices psychophysiques de sept groupes spirituels futurs, commentés depuis une époque ultérieure. Une voix hors champ analyse ces différentes pistes pour gérer les effets de la «Quantification», moment historique fictif qui joue ici un rôle semblable à celui de la «Singularité» qu’annoncent aujourd’hui, pour de vrai, les transhumanistes à l’avantgarde idéologique d’un développement technologique effréné. Il s’agit dans les deux cas du point de bascule d’une cybernétique devenue autonome et mûre pour prendre le relais du divin comme de l’humain.

UN CATALOGUE RAISONNÉ D’ÉTATS SECONDS


La transition vers un état post-humain ne va pas sans heurts : dans l’avenir qu’imagine Shaw, la Quantification désigne plus précisément l’explication et la gestion scientifiques de l’éternel besoin humain de transcendance spirituelle, ce qui entraîne une vaste crise socioculturelle, notamment une gamme de réactions sectaires. En effet, les humains, devenus plus ou moins cyborgs, peinent à retrouver l’équivalent de l’assise symbolique que toutes les cultures précédentes avaient située dans une ineffable transcendance qualitative, désormais réduite à des processus physiques mesurables et manipulables. Disposés dans la grande salle de la Fonderie Darling de façon à pouvoir en suivre plusieurs du regard, sept écrans montrent autant de ces démarches communautaires contradictoires «rapportées» en images et dans les mots des «participants» interrogés. On peut ainsi confronter, au gré de notre attention vagabonde, les techniques de soi1 des uns et des autres, qui oscillent entre accélérationnisme et évasionnisme : elles vont d’un nihilisme «punk» aux danses sacrées, de la robotisation volontaire à la redécouverte de l’existence incarnée ordinaire, de la syntonisation transhistorique de moments utopiques à une gymnastique mathématique, en passant par une fusion génétique avec la machine. Débordant cette cacophonie d’explications ethnographiques et de paroles improvisées, une musique de danse hypnotique, émergeant des structures rythmiques communes aux fonds sonores disparates des différents films, suggère de plus en plus nettement l’improbable convergence de ces mondes parallèles. Le public est graduellement incité à s’abandonner au massage multisensoriel qu’offre cette chorégraphie d’abord plurielle puis graduellement synchronisée, à la fois apaisante et stimulante, que l’on peut visionner à partir des larges plateformes disposées sur deux niveaux dans le noir de la salle. L’expérience s’apparente à celle d’un rituel initiatique de la Grèce antique, où il fallait se perdre dans l’obscurité pour se retrouver sur un autre plan, transformé en un être nouveau par-delà la condition mortelle. Ici aussi, les Grands Mystères sont précédés de Petits Mystères, la projection dans la grande salle de la Fonderie ayant pour antichambre la petite salle tapissée de photos géantes, tirées d’archives journalistiques, montrant des personnes en extase collective dans différents contextes d’intoxication religieuse, hédoniste ou idéologique.

Jeremy Shaw, Phase Shifting Index (2020). Installation vidéo 7 canaux, son et lumière, 35 min 23 sec. Vue de l’exposition Phase Shifting Index (2023). Musée d’art contemporain de Montréal (MAC) / Fonderie Darling. Photo : Guy L’Heureux. Courtoisie de l’artiste et de Bradley Ertaskiran

La même gamme de phénomènes faisait l’objet du documentaire Gods, Gambling and LSD (2002) de Peter Mettler, un des nombreux créateurs et penseurs canadiens-anglais dont le travail de Shaw prolonge les recherches autour des composantes matérielles de la conscience. Comme Marshall McLuhan, à qui fut récemment dédiée une exposition thématique à la Fonderie2, Shaw est attentif aux effets psychiques propres à différents médias : il s’ingénie à reproduire jusqu’à leurs plus fines nuances de textures les supports audiovisuels analogiques qui se sont succédé dans le dernier tiers du XXe siècle, et qu’il contrefait dans Phase Shifting Index. Cette rétroaction entre l’être humain et ses extensions technologiques, y compris biochimiques, est aussi un ressort du cinéma de David Cronenberg, lui-même objet d’une exposition collective au MOCA de Toronto en 2014. Shaw, que l’on comptait parmi les artistes représentés, avait dans ce contexte montré Introduction to The Memory Personality (2012), une projection en cabine close évoquant L’Introscaphe (1968-1970) d’Edmund Alleyn, et censée réactiver des régions primitives du cerveau3. Le procédé d’isolement utilisé pouvait rappeler l’argument d’un film du Britannique Ken Russell, Altered States (1980), dont la traduction du titre résume le thème central du travail de Shaw : les états seconds.

Dans Phase Shifting Index, l’état de transe induit par la danse, auquel aboutissent les figurants parvenus en même temps dans la «zone» de leurs exercices respectifs, rappelle effectivement le film de Russell, parmi d’autres classiques de la science-fiction (The Thing, Terminator 2, etc.) où une entité polymorphe, ayant assimilé et reproduit une succession d’identités ou de stades évolutifs, les régurgite pour finir dans le désordre protéiforme de sa chair en agonie spasmodique. Comme en conclusion de Liminals, dans cette installation vidéographique, Shaw fait surnager les figures de danseurs, toutes sectes confondues, parmi les tourbillons d’un magma multicolore de datamoshing4, tels de simples motifs passagers d’un malaxage de données. Convulsées dans leurs extases séparées, puis brusquement figées avant d’être réabsorbées dans une même pâte visqueuse, leurs formes humaines offrent un écran tridimensionnel aux apparitions fugitives de congénères. Cette sarabande d’ectoplasmes finit elle-même par imploser en nébuleuses filandreuses de spores multicolores, en suspension dans le vide. Chaînes synaptiques de neurones décérébrés ou chapelets de gènes orphelins de tissus détricotés, ces formations pulvérulentes flottent lentement dans l’obscur fluide amniotique d’une matrice cosmique.

Jeremy Shaw, Cathartic Illustration (Amplified) (2020). Installation de papier peint spécifique au lieu. Vue de l’exposition Phase Shifting Index (2023). Musée d’art contemporain de Montréal (MAC) / Fonderie Darling. Photo : Guy L’Heureux. Courtoisie de l’artiste et de Bradley Ertaskiran

L’HORIZON COMMUN DES TRANSES HUMAINES


L’artiste s’applique à mettre en scène la coexistence d’innombrables réalités rivales, surgies de l’aspiration des humains à vivre un passage à la limite des possibles de leur condition corporelle. Le besoin que sonde Shaw de redonner à la vie un sens en faisant appel aux sens apparaît exacerbé par leur évanescence, une fois le réel mis en données et en pixels. Car tel est le seul mode d’existence qu’admettent nos interfaces numériques, ramenant tout sur le plan désorienté d’une plasticité indéfinie. La quête d’authenticité nous touche ici tant par le message – témoignages subjectifs « spontanés » et descriptions historico-cliniques «détachées» – que par le médium – la patine de supports vidéo savamment «vieillis». Expérience scientifique et expérience intérieure semblent suivre rigoureusement leurs différents protocoles, mais se révèlent comme de simples formes qu’emprunte
l’expérience esthétique d’un univers technicisé, réagençant inlassablement son propre substrat électronique – l’unique substance virtuelle recyclant les contenus narratifs de tous les médias.

La perspective téléologique d’une transcendance fait de la panoplie de transes humaines qu’élabore Shaw une phase encore trop humaine d’une transition transhumaine. L’accomplissement béatement désubjectivé de ce passage vers l’ailleurs s’impose comme plus radical encore au terme d’un parcours d’une bonne demi-heure, répété en boucle. L’ensemble nous permet d’appréhender notre devenir actuel à partir du futur point de vue d’une dramaturgie rétrospective, en apparence documentaire et participative, cultivant l’ambivalence entre enquête objective et emprise immersive. L’artiste nous mène au bout de tout, pour nous y abandonner à l’indolente rêverie d’une dérive aléatoire de structures rhizomiques, en suspens entre les règnes minéral, végétal, animal, humain, fongique, synthétique, informatique : tous semblent fusionnés dans un même flux numérique sans fin, c’est-à-dire sans direction ni intention. Partagé entre exaltation et malaise, le public traverse ainsi les stades de transition d’une conscience planétaire en mutation. Progressant de la solidité des rythmes corporels et des discours qui les verbalisent à leur liquéfaction métamorphique infiniment plastique, l’irrésistible élan d’une sublimation artistique nous emporte encore plus loin, jusqu’à l’évaporation entropique en un état gazeux mêlant pixels et chromosomes, atomes et galaxies.

1 Pour Michel Foucault, «les techniques de soi sont des techniques qui permettent aux individus d’effectuer, seuls ou avec d’autres, un certain nombre d’opérations sur leur corps et leur âme, leurs pensées, leurs conduites, leur mode d’être ; de se transformer afin d’atteindre un certain état de bonheur, de pureté, de sagesse, de perfection ou d’immortalité ». Jean-Claude Bourguignon, «Techniques de soi », dans Christine Delory-Momberger (dir.), Vocabulaire des histoires de vie et de la recherche biographique (Toulouse : Érès, 2019), p. 388.
2 Voir Christian Roy, « David Cronenberg et l’art contemporain », Vie des arts, no 234 (printemps 2014), p. 76-77, https://viedesarts.com/en/visites/davidcronenberg-et-lart-contemporain/.
3 Voir Christian Roy, « L’art comme anti-environnement sur fond de médias », Vie des arts, no 267 (été 2022), p. 58-61, https://viedesarts.com/visites/lart-comme-antienvironnement-sur-fond-de-medias/.
4 « Le datamoshing consiste à recréer volontairement des erreurs de compression vidéo à des fins artistiques.» Mattrunks, «Le datamoshing ou créer des erreurs de compression vidéo » (26 avril 2009), https://mattrunks. com/fr/formations/divers/tuto-datamoshing-recreervolontairement-des-erreurs-de-compression-video.


PHASE SHIFTING INDEX – JEREMY SHAW

COMMISSAIRE : JOHN ZEPPETELLI

MUSÉE D’ART CONTEMPORAIN DE MONTRÉAL
(PRÉSENTÉE À LA FONDERIE DARLING)

12 DÉCEMBRE 2023 AU 25 FÉVRIER 2024