Un chantier haut en couleur : le Griffintown de Robert Walker
Pour inaugurer un nouveau programme de missions photographiques sur le thème Montréal en mutation, devant s’étaler sur trois ans et qui confiera chaque fois à un photographe reconnu un quartier différent, le Musée McCord ne pouvait faire mieux que de consacrer une première exposition au Griffintown.
Premier faubourg de Montréal, et donc première banlieue au Canada, ce quartier se ressent depuis douze ans d’un boom immobilier plaquant une idée banalement banlieusarde de la vie urbaine sur les traces hier encore restantes d’un passé historique aussi riche que trouble.
Griffintown doit déjà son nom à une transaction louche d’un associé du grand-père du fondateur du musée David Ross McCord, le juge Thomas McCord, en l’absence duquel en Irlande le bail tenu de religieuses sur leur pâturage fut cédé à la fabricante de savon Mary Griffin, dans ce qui deviendrait le creuset de l’industrialisation du Canada. C’est pour cette femme d’affaires que furent tracées les premières rues hors les murs, les futures rues Ottawa et Wellington croisant les rues des Sœurs Grises, King, Queen, Prince et Nazareth (du nom du fief concédé à Jeanne Mance en 1654). Leur trame orthogonale, créée en 1804 alors qu’étaient démolies les fortifications (sur l’actuelle rue McGill), anticipe ainsi de sept ans le plan directeur de Manhattan!
Regard distancié sur un terrain contesté
Cette secrète parenté entre les quartiers historiques de métropoles rivales appelait peut-être le regard de Robert Walker, pratiquant chevronné de la photographie de rue autour de Times Square comme dans le quartier ouvrier de Maisonneuve où il est né – comparable au Griffintown, premier du genre au pays. Mais cet artiste arrivait à vrai dire après la bataille menée pendant des années pour un sain redéveloppement de ce quartier, à laquelle je fus moi-même mêlé à titre de membre du CA de la Fonderie Darling, finissant par m’établir sur la même rue Queen dans la coopérative de travailleurs culturels Cercle Carré. Ayant été aux premières lignes de luttes citoyennes qui mobilisèrent aussi le milieu artistique, j’apprécie néanmoins grandement la vision extérieure sereinement esthétique d’un photographe parachuté en mission d’exploration dans le quartier champignon surgi au-delà de la tranchée taillée dans le tissu urbain par le viaduc ferroviaire puis l’ex-autoroute Bonaventure. Même le nom de Griffintown s’est ainsi trouvé coupé des racines de ce quartier dans le Vieux-Port, d’où part le canal de Lachine lié à ses destinées (puisque sa fermeture en 1970 sonna le glas du quartier irlandais vainement rezoné industriel en 1963), pour désigner officiellement le secteur est de l’arrondissement du Sud-Ouest.
S’il récuse la perspective de la Renaissance, Walker pose en revanche la grille de Mondrian sur le chaos urbain de l’interminable chantier de construction d’un lieu privilégié pour la projection de fantasmes hollywoodiens d’harmonie préétablie.
Robert Walker est venu à la photographie de rue sous l’effet d’un atelier de Lee Friedlander à la Galerie Optica en 1975. Il adapta cependant les leçons des maîtres du genre, d’Eugène Atget à Garry Winogrand, à la nouvelle technique de la photographie couleur. Il y apportait en outre une sensibilité abstraite, privilégiant la composition par cadrage de lignes, formes et couleurs trouvées dans le paysage déjà artificiel de la mégapole planétaire en ses itérations locales interchangeables. S’il récuse la perspective de la Renaissance, Walker pose en revanche la grille de Mondrian sur le chaos urbain de l’interminable chantier de construction d’un lieu privilégié pour la projection de fantasmes hollywoodiens d’harmonie préétablie, plaqués sur un centre-ville à contempler du haut de jardins suspendus. Ce motif romantique de monumentales publicités de condos se retrouve décalé, fragmenté et recomposé sur le même plan que plages de couleurs et ombres au tableau, par un souci constructiviste de l’harmonie fugitive entrevue à l’instant décisif au ras du sol éventré. Peintre-photographe de la vie moderne, Walker est également redevable au pop art des plasticiens James Rosenquist et Robert Rauschenberg, pour la juxtaposition tant formelle qu’ironique de fragments d’images médiatiques avec les textures plastiques et les grossiers matériaux d’un développement frénétique, aussitôt coulé dans le béton.
Dernières images d’un monde englouti
L’artiste explique sa démarche dans un petit film qui le suit au travail sur ce terrain mouvant, en constant bouleversement, dont il a ramené des centaines de clichés. Cinquante d’entre eux rejoindront la fameuse collection de plus de 1 300 000 photographies du Musée McCord (d’où proviennent les illustrations d’un judicieux survol de l’histoire du quartier); ils deviendront accessibles en ligne avec ceux des autres missionnés au terme du cycle d’expositions Montréal en mutation. Outre les vingt impressions grand format au cœur de celle-ci, une centaine de photos groupées thématiquement sont projetées en diaporama.
On y voit passer, parmi les portraits d’habitants du Griffintown, des figures de la scène artistique comme le regretté John Heward et sa veuve Sylvia Safdie, ainsi que Harvey Lev, propriétaire du complexe New City Gas où il organisa maints événements. On est aussi frappé par la survivance rustique d’écuries pour calèches comme celle où Walker commença son exploration, y découvrant avec émerveillement (comme bien d’autres avant lui1) des enclaves magiquement préservées du XIXe siècle sur fond de skyline du XXIe. Cette présence animale fonctionnelle dans la ville, ultime vestige d’une immémoriale intrication nature/culture, vient cependant d’en être bannie à partir de cette année, sans égard aux nouvelles vocations plus… humaines du cheval urbain que divers intervenants ont réclamées2. La disparition définitive du cheval d’un secteur qui en comptait encore 3000 de mémoire d’homme peut servir de triste symbole de la perte de l’âme d’un quartier souvent mal aimé des promoteurs et des autorités. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir su inspirer jusqu’en pleine mutation bien des créateurs, dont le dernier, mais non le moindre serait Robert Walker.
Griffintown – Montréal en mutation
Commissaire : Zoë Tousignant
Musée McCord, Montréal
Du 7 février au 9 août 2020
(1) Robert Walker s’est attardé sur l’écurie Lucky Luc, qui fournit à une ancienne employée la matière d’un roman transposant en mode western l’univers haut en couleur des caléchiers du quartier : Marie-Hélène Poitras, Griffintown, Alto, Québec, 2012 (Prix France-Québec 2013). Walker n’a pu voir l’historique Horse Palace de Griffintown, écurie construite en 1862, mais déjà démolie peu avant sa mission de 2018-2019, en raison des dommages encourus en contrecoup de la construction de condos tout autour de sa cour de ferme française jusqu’alors parfaitement préservée. Ce n’était pas faute d’efforts pour la rénover de la part de la fondation (dont je fus notamment secrétaire) vouée à sa préservation, et présidée un temps par le promoteur qui l’acheta de Leo Leonard, « le dernier Irlandais de Griffintown ». C’est sur celui-ci qu’est centré l’émouvant documentaire gardant l’unique trace de ce monde d’hier alors aux abois, Le Horse Palace (2013) de Nadine Gomez, montré le 19 février au Musée McCord, mais pouvant toujours être visionné en ligne.
(2) Outre la Fondation du Horse Palace de Griffintown, voir l’éditorial de Brian Myles : « Et le cheval ? », Le Devoir, 4 janvier 2020.