Un cynisme coloré : Jacinthe Loranger à Verticale
Le titre, tel un slogan, annonce l’humour absurde de l’œuvre. À l’image de son nom, Ensemble nous vaincrons le futur est traversée de cocasseries et de non-sens. L’installation de Jacinthe Loranger, présentée par le centre d’artistes Verticale l’automne dernier, s’offre comme la rencontre entre une exposition d’art contemporain malmenée et un terrain de jeu pour enfant à peu près impraticable. Elle ébranle nos attentes envers les objets dans l’espace public et interroge notre rapport même au loisir, du parc à la galerie d’art.
D’emblée, une foule d’éléments aux couleurs vives attire notre regard sur la pelouse de l’espace clairsemé d’arbres du Centre de la nature à Laval. On aperçoit un peu partout des socles excentriques et leurs curieux moulages couleur pastel qui semblent directement sortis du white cube. Au milieu, une sorte de mini-golf géant. Là, un tas de morceaux d’un lit de bébé mauves, rose et verts côtoie des fragments de matelas mousse et des éclats de plâtre comme autant de résidus domestiques épars sur un terrain en friche. Ici, on reconnaît les incontournables d’un parcours d’hébertisme : une corde délimitant un espace de jeu entre les arbres, une échelle suspendue, des obstacles de course entassés, une tyrolienne et des arbres revêtus de mousse ou de coussins moelleux en guise de protection. Par son foisonnement et ses couleurs, l’installation est résolument joyeuse et ludique. Malgré l’apparente précarité à laquelle renvoient les résidus qui jonchent le sol çà et là, l’esthétique pop de l’ensemble séduit et rend cohérent cet agrégat d’objets. Néanmoins, une tension subsiste dans la manière que nous sommes tentés de les approcher.
Avec ses différents modules, l’installation amuse sans conteste et semble inviter au jeu. On constate toutefois très vite que ceux-ci sont caducs. Il n’y a qu’à voir l’échelle de corde gisant au sol, la tyrolienne plate, le mini-golf surélevé, les petits paniers de basketball incrustés dans leurs supports mêmes ou la série de haies de course à obstacles disposées face à un muret. Si l’on reconnaît bien le jeu correspondant à chacun de ces éléments, il s’avère difficile d’en faire un usage réel. Ceci reste d’ailleurs le cas avec les multiples moulages. Les légumes-feuilles font écho à l’ensemble cuisinière Fisher Price pour enfant, mais demeurent trop fragiles pour être manipulés dans un jeu de rôle. De même, alors qu’on croirait trouver des craies pour dessiner, les nombreux doigts en plâtre, fragments des moulages de gants de latex, ne permettent simplement rien. Comme tous les autres éléments, leur inutilité frustre proportionnellement à l’excitation qu’ils suscitent. Et nous nous retrouvons face à notre propre tendance à désirer l’efficace et l’usage prescrit, devant ces simulacres de jeux qui nous sont connus. Un attrait qui tombe à plat pour les familles tout particulièrement avides de dispositifs participatifs.
L’installation Ensemble nous vaincrons le futur est pleine d’autodérision. Elle se donne un lustre pour mieux en exposer la vanité.
Cette futilité devient néanmoins comique, et compense en partie notre déception, pour autant que l’on considère la proximité entre l’installation et l’exposition d’art en vogue. Ses sculptures kitsch, ses socles originaux, sa palette de couleurs branchées et sa mise en espace recherchée nous incitent effectivement à adopter une posture plutôt contemplative et déambulatoire que strictement joueuse. L’installation répond à notre envie de nouveauté et de surprise. Elle séduit. Mais ce plaisir pour le « style contemporain » apparaît étrangement associé à un goût pour l’intact. Car un objet brisé ou inutilisable peut-il vraiment être glamour ? Pourtant, l’installation de Jacinthe Loranger est vouée au démantèlement. Les socles se tordent et se fendent sous l’effet des intempéries tandis que les objets de plâtre sont pratiquement tous dégradés, à la fois brisés à force d’être manipulés ou simplement rendus pâteux en raison de l’humidité ambiante. Allant à l’encontre de l’injonction muséo-galeriste de préservation, les éléments exposés ne peuvent être envisagés comme étant dignes de conservation. Ils risquent d’être pris pour de vulgaires biens de consommation, jetables ou remplaçables au gré. Or, cette obsolescence prédéfinie moque le rapport mondain aux objets qui traverse le milieu de l’art, puisqu’ici l’éphémère et la dégradation contrarient l’avidité pour la nouveauté et l’intact.
En ce sens, l’installation Ensemble nous vaincrons le futur est pleine d’autodérision. Elle se donne un lustre pour mieux en exposer la vanité. Par métonymie avec le monde de l’art lui-même, elle interroge avec un certain cynisme la finalité et la valeur des objets donnés à apprécier, mais aussi la manière dont nous les abordons. Elle dénonce à dessein les élans qui nous poussent vers les choses pour mieux exposer le régime de goût qui détermine à la fois les produits culturels et notre propre attitude. Et cela, avec toute l’ironie qui la caractérise, au risque de nous plonger dans un état paradoxal : celui d’émerveillement désabusé à l’égard de l’art.
Ensemble nous vaincrons le futur
Centre de la nature de Laval par Verticale—centre d’artistes
Du 19 septembre au 12 octobre 2020