Un Plasticien peut en cacher un autre
« Avec Les Plasticiens et les années 1950/60, nous en sommes au chapitre deux d’une histoire où Montréal offre au Canada non pas un mais bien deux de ses plus authentiques mouvements d’avant-garde », explique Roald Nasgaard, historien de l’art contemporain canadien. L’exposition démarre à peu près au moment où s’était arrêtée celle montée par Roald Nasgaard à la Varley Art Gallery de Markham (Ontario) intitulée La Révolution automatiste.
L’exposition Les Plasticiens et les années 1950/60 établit le bilan d’une dizaine d’années d’analyses et de réflexions critiques radicales de la peinture. « La peinture montréalaise, commente Roald Nasgaard, témoigne alors d’une audace sans précédent. Bien que l’abstraction qui s’y pratique soit typiquement nord-américaine, ses fondements n’ont rien à voir avec l’abstraction post-picturale (post-Painterly Abstraction) que l’on voit alors à New York. »
« À Québec, poursuit-il, le circuit s’ouvre sur le Manifeste des Plasticiens et la première exposition de ces artistes. Leurs positions font figure de rebuffades contre la spontanéité automatiste. » Le Manifeste prône « l’épurement incessant des éléments plastiques et de leur ordre ». Après le Manifeste publié en janvier 1955, rédigé par le critique d’art Rodolphe de Repentigny, alias Jauran, et contresigné par Belzile, Jérôme et Toupin, les Plasticiens exposent en mars 1955 à l’Échourie.
À leur suite, la scène artistique montréalaise se resserre autour de nouvelles alliances. Plus qu’une affiliation stricte à un groupe, être Plasticien désignera un courant majeur avec la géométrie pour sésame. En avril 1955, Fernand Leduc témoigne de son évolution vers la rigueur géométriste dans son exposition au lycée Pierre Corneille à Montréal. Du 30 avril au 14 mai 1956, Molinari, qui se fait l’activiste de cette tendance, présente Abstraction noir blanc à L’Actuelle. Ses tableaux réversibles s’attaquent à tout retour à la perspective. En juin 1956, Tousignant expose à son tour à L’Actuelle des œuvres bichromatiques, très novatrices.
« Au Musée national des beaux-arts du Québec, dans la première salle, l’exposition fait revivre avec de nombreux artistes les débuts du mouvement plasticien, mais il ne s’agit pas que de cela », prévient Michel Martin, co-commissaire de l’événement. En quelque 70 œuvres, le visiteur perçoit l’évolution de ce courant à géométrie variable et suit les développements que lui imposent, au cours des années 1960, Tousignant et Molinari.
À travers les polémiques qui s’y sont attachées est aussi soulignée la propension alors si typiquement montréalaise à faire de la peinture un sport de combat.
Molinari et Claude Tousignant sont rapidement identifiés, d’abord avec Jean Goguen et Denis Juneau, comme les têtes d’affiche du second groupe des Plasticiens. À l’École des beaux-arts de Montréal en janvier 1959, ils participent, avec Belzile, Leduc et Toupin, à ce qui s’érige comme un plaidoyer pour « une nouvelle géométrie » qu’est Art abstrait. « L’exposition Art abstrait marque un tournant, note fermement Roald Nasgaard. À partir du début des années 1960, ce n’est plus, à l’exemple de Mondrian, l’équilibre de la composition que recherchent Molinari et Tousignant. Peu à peu, ils vont faire de la couleur un événement affectant l’espace et, à partir de là, sa perception par le spectateur. »
L’expression d’Espace dynamique, titre d’une exposition à la Galerie Denyse Delrue en 1960, et le terme-thème de « topologie » propre à l’argumentation de Molinari deviennent alors des mots-clés. Molinari développe ses bandes parallèles. Chez Claude Tousignant apparaît le motif des cercles concentriques et, plus tard, des cibles à l’effet hypnotique. Créant un punctum, ces œuvres font de l’espace, selon les mots de Tousignant, « une pure sensation ».
« Nous voulions aussi cerner la portée de ce mouvement à l’échelle internationale, ajoute Michel Martin. Par des documents d’archives, l’exposition rend compte des multiples expositions des post-Plasticiens montréalais à New York à la fin des années 1950 et au début des années 1960. »
Le tandem Molinari- Tousignant participe en 1965 à The Responsive Eye qui consacre la déferlante internationale du op art au MoMA de New York. En dehors de cette lecture op, les tableaux d’alors de Tousignant ou Molinari, avec leurs couleurs vives et acidulées, sont également assimilés à tort à une version pop du géométrisme abstrait. Or, plus que l’effet rétinien et vibratoire, comme l’indiquaient déjà leurs propos de 1959 dans le catalogue de L’Art abstrait, leurs tableaux sollicitent « l’expérience active du spectateur ».
Avec un accrochage dense, une vingtaine de peintures de Guido Molinari et autant de Claude Tousignant mobilisent les perceptions du visiteur. À leur suite, Gaucher et Gagnon adoptent, selon Nasgaard, un même modèle proche du minimalisme où, devant le tableau, le spectateur oscille entre fixité et mouvement, adhésion et distance.
Gaucher situe subtilement ses traits colorés sur une surface monochrome. Le regard est sensible aux interférences entre surface et traits, suivant des principes pas si éloignés des effets particuliers consécutifs au déplacement latéral et au choc provoqué par l’agencement séquentiel irrégulier des « bandes » de couleurs de Molinari. Le circuit se conclut sur trois œuvres de Gaucher de la série des gris sur gris. Accrochées dans la même salle, elles dialoguent entre elles suscitant une ambiance méditative. Ici, la forme se résume à une interaction entre les traits et un champ de couleur. Ne demeurent que les effets de série et de découpage qui remplacent la stricte disposition géométrique qui disparaît.
« Charles Gagnon attache moins d’importance à la couleur, mais ses peintures participent des mêmes collusions d’expériences visuelles que les post-Plasticiens », analyse Nasgaard. Il est vrai que les œuvres de Gagnon des années 1965-1968 qui sont exposées peuvent se rapprocher du hard edge. Reste qu’au sein de ce quatuor, Charles Gagnon joue un peu le trouble-fête. Trois de ses œuvres, datant des années 1962-1965, contestent bel et bien la rigidité du formalisme de Molinari, Tousignant et Gaucher. Il prend la liberté de faire s’y côtoyer, avec certains canons du hard edge, les tracés impulsifs de l’expressionnisme abstrait. Chez lui, les anciens tabous face à l’automatisme, si vilipendés auparavant dans le Manifeste des Plasticiens, sont joyeusement enfoncés. La boucle est bouclée. Le refoulé ressurgit.
LES PLASTICIENS ET LES ANNÉES 1950/60
Musée national des beaux-arts du Québec
Du 7 février au 12 mai 2013