« Je laisse aux musées la charge de redécouvrir le travail des anciens et des oubliés. Celle d’une biennale est de rendre compte du présent tous les deux ans. »

Par ces mots, Ralph Rugoff définit l’action de la Biennale d’art de Venise, dont il est l’actuel commissaire et directeur. Toujours est-il qu’une telle manifestation ne peut manquer de s’appuyer sur les précédentes. Ainsi, la 58e édition pilotée par Rugoff entérine le travail accompli par Christine Macel et Okwui Enwezor, pour ne citer que les commissaires de 2017 et 2015.

Aujourd’hui ouverte à 90 pays, la plus ancienne biennale d’art s’écarte du conceptuel pour retourner en force au narratif. En résulte un foisonnement de récits, dont certains essaient de liquider l’exotisme ethnique et le sexisme en empruntant la forme documentaire ou fictionnelle.

L’Afrique sans exotisme

Il y eut une vague de scepticisme lors de la conférence de presse dans laquelle on dévoilait, en mars dernier, le thème de l’édition 2019. Rugoff y avait adressé son vœu : « May You Live In Interesting Times » / « Puissiez-vous vivre une époque intéressante ». On est loin du très politique « All the World’s Futures / Tous les futurs du monde » d’Enwezor ou du « Viva Arte Viva ! » aux accents révolutionnaires de Macel1. La ligne directrice de Rugoff a pu sembler assez floue, car elle s’adressait à tout un chacun, quel que soit l’époque ou le lieu; une proposition hors du temps et utopique au sens littéral, en somme. Cependant, un grand nombre de pavillons y ont répondu en revendiquant un discours ancré dans leur culture. C’est le cas de nouveaux pavillons nationaux comme Madagascar ou le Ghana, tous deux installés à l’Arsenal2.

Joël Andrianomearisoa, I Have Forgotten the Night / J’ai oublié la nuit (2019). 58e exposition internationale d’art. Photo : Italo Rondinella. Courtoisie de La Biennale di Venezia

Dans la Corderie de l’Arsenal, l’artiste malgache Joël Andrianomearisoa a installé le géopoétique I Have Forgotten the Night / J’ai oublié la nuit (2019). Cinquante mille papiers noirs froissés sont suspendus comme des vêtements de deuil ou des parois mouvantes, tel un lointain souvenir du roi Ramada II dans son palais noir d’Ilafy. Pour Andrianomearisoa, c’est l’esprit malgache qui parle au monde. Et il espère que cette présence dans la Cité des Doges se confirmera sur la durée, à l’instar du Zimbabwe et de l’Afrique du Sud. L’Angola et le Nigéria, eux, n’y sont pas parvenus3. En attendant, Andrianomearisoa a été remarqué par les conservateurs et les collectionneurs.

Pour le Ghana, le défi est tout aussi grand : que le pavillon serve le projet d’un musée national, explique l’artiste-star Ibrahim Mahama, car son pays a « besoin d’institutions qui donnent une conscience aux plus jeunes générations4 ». Pour ce faire, la commissaire Nana Oforiatta Ayim a opté pour l’équité (trois hommes et trois femmes artistes) et pour l’intergénérationnel (la doyenne, Felicia Abban, a 83 ans). Son exposition réunit œuvres photographiques, installations et vidéos sous le titre Ghana Freedom, en écho à l’indépendance du pays obtenue en 1957 et à une chanson du même nom d’E.T. Mensah. Est-ce l’idée de la commissaire ou du conseiller artistique Okwui Enwezor ? En 2015 à Venise, Enwezor avait déjà mis à l’honneur des artistes ghanéens comme John Akomfrah ou El Anatsui, ce dernier avait d’ailleurs été récompensé d’un Lion d’or pour l’ensemble de sa carrière. Quatre ans plus tard, ces deux artistes inaugurent avec fierté leur pavillon à l’Arsenal. Les murs sont rougis de terre ghanéenne importée à Venise pour l’occasion, manière d’affirmer l’ancrage de leur parole.

Tandis que la deuxième Biennale d’art contemporain se prépare à Lagos, la Nigérienne Otobong Nkanga reçoit une mention spéciale à Venise5. On lui doit la spectaculaire installation Veins Aligned (2018) en marbre et en verre de Murano. Dans l’une des salles de la Corderie, cette somptueuse ligne de 26 mètres serpente et sépare l’espace en deux. Telle une frontière liquide menaçant l’équilibre écologique, les veines du marbre évoquent la pollution chimique. Cette œuvre sinueuse pense le corps, le temps et notre rapport à l’histoire. Elle dialogue avec deux immenses autoportraits de la militante sud-africaine Zanele Muholi, issus de sa série photographique Somnyama Ngoyama (2015-2018) (en zoulou « louée soit la lionne noire »). Recouverte de pigment noir sur le visage et le corps, la peau de l’artiste prend la teinte de l’ébène sculptée : ses portraits amplifient le cliché d’une certaine beauté noire qui plut tant à un Occident colonialiste. Par l’ébène qui fait ressortir le blanc des yeux, Muholi veut mettre en lumière ce que l’on est en soi, par-delà ce que l’on montre : derrière l’objet de désir pour mâle blanc, une femme noire qui aime les femmes. Ces visages nous obsèdent, nous surveillent et nous guident, tant à l’Arsenal qu’au pavillon central dans les Giardini pour nous avertir : c’en est fini de l’exotisme.

C’est d’autant plus appréciable que les liens entre l’art et le récit se nouent serré.

De l’art narratif

En limitant le nombre des artistes invités à 79, contre 120 en 2017 et 136 en 2015, et en les exposant à la fois dans les Giardini et à l’Arsenal, Rugoff facilite la communication avec le public. C’est d’autant plus appréciable que les liens entre l’art et le récit se nouent serré. Cette tendance que nous avions remarquée en 2017 se confirme avec la consécration de la vidéo sous une forme documentaire linéaire d’avant Bill Viola, dans des scénarisations élaborées à la bande-son soignée ou dans un survoltage d’images numériques qui pourra agacer ou réjouir. L’ère post-Internet n’est pas en reste. Une majorité semble avoir à cœur de parler d’environnement, de menace écologique et de questionnements identitaires.

Dans les Giardini, beaucoup de pavillons usent de la vidéo à des fins militantes. L’artiste australienne Angelica Mesiti interroge la démocratie et la place accordée aux autochtones très différemment du collectif Isuma pour le Canada. Tandis qu’elle construit une vidéo-spectacle de chant et de danse en triptyque, Isuma semble avoir posé sa caméra sur la banquise afin de capter la parole des chasseurs inuits face à un agent du gouvernement canadien chargé de les expatrier. Les uns parlent en inuktitut, l’autre en anglais, le traducteur fait ce qu’il peut; au-delà des mots, c’est toute une culture qui diffère. L’île de Malte et l’Albanie se servent de la vidéo comme supports oniriques et politiques : pour l’une, elle complète une installation archéologique qui rêve la terre d’origine en machine civilisatrice, pour l’autre, elle rend plus poétique et cruelle le destin d’une ville prisonnière de sa mine de chrome. Au pavillon chinois, des Golems d’argile s’animent et se défont dans un film aux allures de conte philosophique, en dialogue avec l’Occident.

Yin Xiuzhen, Trojan (2016-2017). 58e exposition internationale d’art. Photo : Italo Rondinella. Courtoisie de La Biennale di Venezia

La scène artistique chinoise confirme son dynamisme, et pas seulement par la vidéo. Elle voit le monde en XXL : des molécules et protons agrandis au point de repousser les murs (Liu Wei, Microworld , 2018); un immense bras mécanique articulé qui, parfois avec grâce parfois avec fureur, nettoie un liquide rouge répandu au sol (Sun Yuan et Peng Yu, Can’t Help Myself , 2016); une passagère géante pliée en deux sur son siège d’avion (Yin Xiuzhen, Trojan, 2016-2017). On peut entrer par l’arrière dans cette dernière sculpture faite de vêtements, ce qui répond à sa fonction de cheval de Troie, mais au féminin. Or, Trojan résiste aux interprétations et garde son mystère, loin des préoccupations féministes occidentales que l’on retrouve du Pérou jusqu’à l’Autriche. Comme souvent, les artistes chinois développent un récit sur le global et l’archétypal, quand d’autres préfèrent interroger le local et le singulier, et d’autres encore se situent au croisement, tel le pavillon d’Antigua-et-Barbuda, avec l’exploration didactique du thème du carnaval sur son île des Caraïbes et dans le monde.

Il y a tant de narrations qui se déploient qu’on se félicite de la décision de Rugoff : 79 propositions individuelles fortes et assumées, c’est largement suffisant lorsqu’on ajoute à l’ensemble les 90 pavillons nationaux souvent portés par une subjectivité et une voix narrative qui leur sont propres ! Ajoutons à cela que la narration est souvent polyphonique, comme le démontrent trois pavillons : l’Islande, la France et la Lituanie. L’installation islandaise aurait eu toute sa place à la biennale signée Christine Macel, tant elle réinstalle l’artisanat au cœur de l’art – croisement curieusement absent en 2019. Avec Chromo Sapiens (2019), Hrafnhildur Arnardóttir a misé sur une fausse grotte en fourrure colorée qu’on traverse en trois temps, du sombre au pastel puis au blanc. Une musique d’ambiance complète la proposition synesthésique. Elle se veut euphorique, et c’est réussi. Pour la plasticienne et poète française Laure Prouvost, le monde est bleu et généreux. Deep Blue Surrounding You / Vois ce bleu profond te fondre propose un voyage rimbaldien façon bateau ivre dans le pavillon français. Sa vidéo survitaminée sillonne l’hexagone, et ses installations sous l’égide du poulpe – son animal fétiche – ont tant plu qu’elle a failli obtenir le Lion d’or du Meilleur Pavillon. Prouvost a finalement dû s’incliner devant Sun & Sea (Marina) (2019), le magistral opéra-performance à 13 voix de la Lituanie. Ce sont Lina Lapelytè (compositrice), Vaiva Grainytè (écrivaine) et Rugilè Barzdziukaitè (directrice de théâtre) qui l’ont conçu, Lucia Pietroiusti qui l’a commissarié. Sun & Sea (Marina) est installé dans la zone militaire de l’Arsenal où l’on a recréé une plage de sable. Des chanteurs allongés sur une serviette de bain dénoncent le bouleversement climatique. On croirait assister à une représentation brechtienne dont la distanciation fait écho à l’ironique souhait « Puissiez-vous vivre une époque intéressante ».

Lina Lapelytè, Vaiva Grainytè et Rugilè Barzdziukaitè Sun & Sea (Marina) (2019). 58e exposition internationale d’art. Photo : Andrea Avezzù. Courtoisie de La Biennale di Venezia

Mais en 2021 ? Que souhaiter à la prochaine biennale ? De confirmer que les femmes ont leur mot à dire dans le monde de l’art. En 2017, avec l’édition portée par Macel, les femmes représentaient 40 % des invités. Aujourd’hui, ce record est pulvérisé : elles sont plus nombreuses que les hommes. Un sacré changement ! Souhaitons aussi une prochaine édition sans exotisme. Surtout, pas de marche arrière. Okwui Enwezor n’aura pas eu le temps d’inaugurer cette 58e biennale, puisqu’il nous a quittés en mars dernier. Espérons que la disparition d’un tel moteur pour l’art contemporain africain ne freinera pas cette ouverture actuelle. Que les portes du monde restent grandes ouvertes, que le dialogue continue, tels seront nos vœux pour la suite.

(1) Voir Claire Caland, « Tous les futurs mènent au passé (sur la 56e Biennale d’art de Venise) », Vie des Arts, n° 240, automne 2015, p. 30-33 et « Le retour des récits (sur la 57e Biennale d’art de Venise) », Vie des Arts, n° 248, automne 2017, p. 16-19.

(2) Les 90 pavillons nationaux sont essentiellement répartis sur deux sites : l’Arsenal et les Giardini. Quelques-uns sont disséminés dans Venise. Le pavillon central, aussi appelé pavillon trans­national, regroupe quant à lui les artistes invités par le commissaire. Il est situé au cœur des Giardini.

(3) En 2013, 2015 et 2017, l’Angola a présenté un pavillon national à Venise, alors que le Nigéria n’aura participé qu’une seule fois, en 2017.

(4) Entrevue d’Ibrahim Mahama. Voir Roxana Azimi, « Par petites touches ou de manière affirmée, l’Afrique s’est fait une place à la Biennale de Venise », Le Monde, 19 mai 2019.

(5) Le jury de la 58e biennale d’art de Venise a octroyé une mention spéciale à Otobong Nkanga, pour son œuvre qui traite des interconnexions entre l’environnement, l’architecture et l’histoire, et aussi à Teresa Margolles, artiste mexicaine qui dénonce la criminalité dans son pays.