XIIe Biennale de La Havane – entre l’idée et l’expérience

Consacrée en grande partie à l’art urbain, la XIIe Biennale de La Havane s’est dessinée comme une invitation à découvrir la capitale cubaine et le pays tels qu’ils sont, le fard idéologique en moins. La Biennale 2015 restera sans doute dans les esprits comme celle du renouveau des relations culturelles de Cuba avec l’étranger — surtout avec les États-Unis. Les expositions éparpillées dans la capitale ont illustré cet aggiornamento, ainsi que le souci de circonscrire une identité cubaine reconfigurée. La rhétorique de « l’ouverture au monde » consistait à brosser le tableau d’une société cubaine définie par sa diversité ethnique et les prouesses d’un art d’autocritique sociale, ce qu’a très bien soutenu la suite d’installations urbaines intitulée Detras del Muro (Derrière le mur).
La Biennale de La Havane 2015 s’est achevée tout juste un mois avant la reprise des relations diplomatiques avec les États-Unis, le 21 juillet 2015. Son titre, Entre l’idée et l’expérience, suggérait une thématique esthétique tous azimuts centrée sur le dialogue entre les cultures et laissait deviner la reprise des relations diplomatiques avec le voisin du Nord ; il offrait aussi un bon stimulant au public à rechercher, à imaginer…
Trois personnalités clés de l’histoire de l’art contemporain, soit Michelangelo Pistoletto (Italie), Daniel Buren (France) et Joseph Kosuth (États-Unis) ont contribué à réinscrire la biennale dans le sillage des courants porteurs de l’art actuel.
Buren, pionnier de l’art urbain et conceptuel, a marqué certaines maisons et stations de tramway de ses raies typiques en noir et blanc, créant ainsi des œuvres-signes inscrites dans le tissu de La Havane. Belle manière d’inviter les touristes – les spectateurs – à la flânerie : « Ce ne sera pas une biennale pour collectionneurs ni galeristes, mais une biennale pour se connecter avec la ville », a prévenu l’artiste.
Une philosophie appliquée
Joseph Kosuth, dont l’influence sur l’art contemporain à partir des années 1960 est majeure, était le commissaire de la présence artistique des États-Unis. Il a en outre donné un cycle de conférences sur l’art actuel. La pensée de Kosuth prône une idée clé : l’art contemporain prolonge la philosophie, qu’il peut éventuellement remplacer. La Biennale de La Havane 2015 s’est largement synchronisée à la vision théorique de Kosuth. Lorsque la ville entière devient un espace d’exposition où l’art met en exergue le tissu urbain, tout en suggérant aux spectateurs des pensées qui vont au-delà de la vision esthétique, on peut parler d’un art qui est une sorte de philosophie appliquée ; tel est le sens qui correspond aux visées de Kosuth.
Dans la dynamique de la reprise des relations culturelles entre Cuba et les États-Unis, le Musée du Bronx a présenté les œuvres d’une centaine d’artistes de sa collection au Musée national des beaux-arts de Cuba, au sein de l’événement intitulé Wild Noise. Dans ce lot, les artistes américains Tseng Kwong, John Ahern et Rigoberto Torres se distinguaient par des productions d’orientation sociologique. La vidéo, l’installation, la photo étaient évidemment au rendez-vous, mais on avait le droit de se dire « c’est du déjà vu », tout en appréciant l’importance historique et diplomatique de cette exposition.
Dans des salles situées de l’autre côté de l’escalier de marbre blanc du Musée national des beaux-arts, avait lieu la rétrospective du grand peintre mexicain Sergio Hernández (Oaxaca). Cet artiste exprime dans un langage pictural fondé sur un mouvement insolite de pictogrammes, fins réseaux de signes et de symboles, le désespoir et la joie, l’euphorie, et surtout – mexicanité oblige – la présence de la Mort amie, qui ne contrarie pas… À travers un chromatisme limité à deux ou trois couleurs, Sergio Hernández semble touché par des influences de Keith Haring, Cy Twombly, Mark Tobey, mais son art est unique et doit quelque chose à l’esprit amérindien.
Grâce à l’exposition Wild Noise et à la rétrospective Hernández, les commissaires de la Biennale réussissent à mettre en lumière deux formes « d’américanité » : celle du Nord, marquée par l’anomie sociale et une forme d’individualisme liée à la concurrence, et celle de l’Amérique indigène traditionnelle, interprétée par l’écriture picturale de Sergio Hernández.
Réunion de l’art et de la vie
Si la Biennale de La Havane était conçue, à ses débuts, en 1984, comme une vitrine artistique du tiers-monde et de ses revendications révolutionnaires face, par exemple, à la Biennale de Venise et à la Dokumenta de Kassel, considérées comme appartenant à la sphère des riches, la Biennale de La Havane 2015 s’inscrit plutôt dans le moule courant des prestigieux rendez-vous internationaux. Certes, à Romerillo, banlieue ouest de La Havane, une grande fresque dédiée au martyre des quarante-trois étudiants assassinés au Mexique en 2014 à Atzotynapa, dans l’État de Guerrero, exprimait l’indignation morale suscitée par cette barbarie.
Ailleurs, le « temple » artistique Fabrica de Arte, du quartier de Vedado, avec ses bars et restaurants, son atmosphère de fête huppée, sa peinture branchée et son foisonnement audiovisuel, pourrait très honorablement rivaliser avec le paysage culturel de Londres, Hambourg ou Milan… Les contrastes abondent : tandis que la presse quotidienne de Cuba maintient clairement un ton marxiste et révolutionnaire, la Biennale de 2015 participe corps et âme aux cogitations et aux rituels postmodernes.
La réunion de l’art et de la vie, thème guide de la Biennale, n’était nullement mieux illustrée, à Regla, ancienne municipalité placée vis-à-vis de La Havane, de l’autre côté de sa baie, avec le spectacle d’ouverture de l’événement : une procession dansante afro-cubaine, au rythme de la conga… Sur un trajet de un kilomètre et demi, danseuses et danseurs afro-cubains en tenue tribale avançaient, parfois de dos, au son des tambours ; belle manière de souligner la complexité ethnique de Cuba, ainsi que la résilience de son art traditionnel.
Une bonne partie des expositions avaient lieu dans des sites privés. Quelques-uns des artistes cubains les plus innovateurs exposaient dans un élégant et spacieux appartement d’agencement très minimaliste et surplombant le littoral atlantique (El Apartamento), à Vedado. Parmi ceux-ci, Yornel Martinez, peintre, sculpteur, artiste conceptuel, proposait quelques œuvres à forte charge psychique. Un globe terrestre haut en couleur projeté sur un fil métallique s’ouvre sur de riches possibilités poétiques et conceptuelles. Il peut évoquer l’art conceptuel brésilien des années 1960, celui de Lygia Clark et Hector Oiticica, dont les objets simples forgent des visions transformatrices. Martinez, pour sa part, explore la dialectique entre le signe et l’œuvre sensuelle.
Dans la même galerie, Levi Orta, artiste cubain, présente des vidéos de leaders politiques : Berlusconi, Clinton, Poutine – effectuant des performances musicales comme chanteurs, saxophonistes, etc. On quitte les lieux avec l’idée que le politique est apparenté au grotesque.
L’art politique se déploie amplement sur le Malecón, célèbre boulevard qui longe le littoral havanais. Le ludique y côtoie le tragique. Ici, l’art public – registre de base de la Biennale – manifeste sa diversité. Le symbolisme est frappant. Sur fond d’horizon atlantique, voici Detras del Muro. Le titre évoque un autre célèbre mur, celui de Berlin. Sous le titre Inauguration d’un jardin, Victor Manuel Piverno Barrios a érigé une barrière circulaire délimitée par un furieux rouleau de barbelés… Tout commentaire est superflu.
Un très haut siège en bois, qui semble se hisser sur « deux étages », aide à scruter le détroit de Floride, en face, et l’inévitable grand pays voisin, source de fantasmes, de rêves et de terreurs. Des œuvres comme celles-là expriment le dit et le non-dit, en articulant l’identité cubaine à un clair contenu critique.
Côtoyant des œuvres qui stimulent la réflexion mélancolique, des installations et des sculptures destinées aux enfants et aux flâneurs semblent vouloir déclencher la joie. Collée au Malecón du côté Sud et créée par l’artiste américain Duke Riley, s’étend une patinoire en matière plastique, aussi glissante que de la glace. Sous des tropiques torrides, des enfants s’adonnent au plaisir du patinage. À quelques coins de rue de là, Arles del Rio, artiste cubain, déverse des cargaisons de sable, y plante des palmiers et donne ainsi naissance à une plage temporaire au-dessus de l’escarpement rocheux du Malecón. À sa manière, cette installation évoque le slogan ludique de Mai 68 : « Sous les pavés, la plage ! »
La présence québécoise
Figure de proue de la présence canadienne à la Biennale, le Montréalais Stéphane Gilot, artiste affilié à la Faculté des arts de l’UQAM, dresse une Chapelle, installation d’inspiration architecturale, dans le hall d’une grande banque, rue Obispo, artère principale de la Vieille Havane. Élément d’un cycle intitulé Plans d’évasion, cette chapelle, qui évoque à la fois la vie monacale du Moyen Âge et un igloo, s’inscrit dans ce que Gilot décrit comme des « morphologies d’idées en partie réalisées visuellement ». À l’intérieur, il a créé un surprenant confort psychique : teintée de rose, cette enceinte intime facilite la communion interpersonnelle. Une bande sonore anime l’espace tout en se fondant avec le bruit ambiant de la rue. Fortement influencées par la littérature et l’architecture, les œuvres de Gilot s’ouvrent sur des possibilités architecturales, et même sociales…
Connu pour la virtuosité de ses dessins, ses techniques mixtes et son intérêt pour la génétique, Ed Pien (Toronto, Montréal) s’essaie à la vidéo semi-documentaire dans sa prestation : Idea of Time se compose de propos sur le thème de la perception du temps tirés d’entrevues avec des personnes âgées hébergées dans un asile à Cuba. Une espèce de cruauté émerge en filigrane dans le rapport de l’artiste avec ses « invités » ; il y a quelque chose d’incomplet dans sa tentative de cerner un temps subjectif.
Il est clair qu’avec sa douzième édition la Biennale de La Havane « pousse ses pions » sur l’échiquier de l’art international. Quant à la ville elle-même, sa capacité à accueillir les figures les plus notoires de même que sa capacité de médiation entre le Nord et le Sud en font un centre dont l’attraction est celle d’une capitale du monde de l’art.
La Biennale de La Havane
Directeur de la Biennale et commissaire : Jorge Fernandez Torres
Du 22 mai au 22 juin 2015