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De la frontière (2020)

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(Récit visuel) MICHEL HUNEAULT
Numéro 278

D’avril à août 2020, en pleine COVID-19, la frontière canado-américaine s’est fermée. Par rapport à 2019, les entrées terrestres ont chuté de 95 %, un niveau d’isolement inédit dans l’histoire moderne du pays.

Autrefois, voisins canadiens et américains traversaient la frontière en tendant simplement la main au douanier. Après le 11 septembre 2001, la sécurité a été resserrée. De 2001 au premier mandat de Trump, en 2016, le ton a durci. La pandémie a presque terminé cette séparation : seuls les biens essentiels, les gens d’affaires, les joueurs de hockey et les snowbirds circulaient encore entre les deux pays. Les demandeurs d’asile, eux, ne pouvaient plus traverser.

À l’automne 2020, en résidence à Frelighsburg au centre d’artiste Adélard, j’ai commencé la documentation d’une section frontalière entre les lacs Memphrémagog et Champlain. La frontière y est là, arbitraire, ne s’annonce pas, souvent peu ou pas visible. On avance à tâtons pour la trouver, avec un étrange sentiment de culpabilité. De retour à l’atelier, je devais m’empresser de tracer un carré noir sur chaque photographie, pour me rappeler où était la frontière, tel un post-it tridimensionnel. Ce geste simple et précis, répétitif, voire administratif, transformait accidentellement, mais significativement, le document. L’écran sanitaire, politique, social et humanitaire se dresse, stoïque, dans le paysage.

La recherche-création a continué après le travail de terrain. Une expérience en ligne, développée avec TOPO, met en relation les œuvres avec des témoignages recueillis et des paysages vidéo, le tout en séquençage aléatoire et infini. L’exercice d’édition s’est poursuivi chez VU, avec la réalisation d’une maquette de livre expérimental assemblée.

Aujourd’hui, la signification du corpus continue d’évoluer. La pandémie s’est estompée et la frontière s’est réouverte, mais pas pour tous. Un deuxième mandat de Trump débute maintenant, ravivant les divisions et les inquiétudes.

Mon voisin américain traversait à pied prendre un verre le soir. Des fois, on improvisait des concerts sur le balcon. Il ne vient plus, mais je laisse encore ses vaches brouter dans mes champs. Fais attention en t’approchant de la frontière, il se prend un peu pour le shérif, mon voisin.

Je n’ai plus de passeport, comme ça je ne voyage plus.
J’ai assez voyagé.

Enfant, en Belgique, ma mère nous envoyait de l’autre côté de la frontière, en Hollande, pour acheter du beurre, où il était beaucoup moins cher. On le ramenait, caché sous nos bonbons, au fond d’un panier.

Je suis venu m’installer ici parce que c’est un cul-de-sac à la fin d’un rang tranquille. Peut-être que la frontière, en ce temps de la covid, c’est un peu ça, le dernier des culs-de-sac.

Elle est arrivée un matin dans mon entrée. Je voyais bien qu’elle n’était pas d’ici. Elle avait un numéro de téléphone sur un bout de papier, mais je n’ai pas appelé. Je ne savais pas si je pouvais l’aider, si j’avais le droit. On ne le savait pas, à cette époque-là. Je l’ai laissée se reposer dans mon atelier, je lui ai donné de l’eau et des noix. Je lui ai indiqué où était le village, à quelques kilomètres. Elle est repartie à pied, par là.

Ça prend combien de temps pour qu’on devienne le « local » d’un autre, qu’on puisse se permettre de dire à quelqu’un d’autre qu’il nous envahit sur nos terres ?

Notre maison date de 1867. C’était un casino illégal à une certaine époque. La plupart des maisons par ici tenaient quelque chose d’illégal dans leur sous-sol. Il s’est perdu beaucoup d’acres de terre lors des parties de cartes dans ces sous-sols-là. Aujourd’hui, nous, on brasse de la bière (légale) dans ce même sous-sol.

Ce n’est pas parce qu’une histoire n’est pas entièrement véridique sur tous les faits et détails qu’elle n’est pas vraie, c’est-à-dire conforme à la réalité.

Quand j’étais jeune, mes parents tenaient un hôtel à Saint-Bernard-de-Lacolle. Un jour, ils ont accueilli un couple hongrois ayant fui le régime soviétique. Les deux ne parlaient ni anglais ni français, mais ils étaient blancs et catholiques. Je me souviens qu’ils avaient semé la pagaille à l’église, car la femme y était entrée sans chapeau ni rien, sans se couvrir la tête.

Ce fut mon premier contact avec des réfugiés.

 

 

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