Cécile Ronc expose une suite de toiles représentatives de sa production des années 2011-2013. Cette période a été marquée pour elle par des déplacements et des séjours à Madrid, Paris, Vancouver, Reykjavik et Montréal, où elle s’est installée. Ces lieux et leurs alentours sont à l’origine d’une œuvre picturale dont la principale originalité est d’être « sensorielle ». Le titre de son exposition, Le luxuriant désert noir, fait référence de manière ironique à la sobriété et au dépouillement caractéristiques du désert, mais propices à la cohabitation du vide et de l’amoncellement des phénomènes réels ou rêvés qui l’occupent.

Il faut se poster devant les tableaux de grand format de Cécile Ronc et attendre. Attendre assez longtemps ; d’abord, pour s’imprégner de la lumière, ensuite pour distinguer les subtiles formes : touches, traces, taches fugaces. Attendre encore pour se laisser gagner par l’atmosphère des couleurs évanescentes jaune pâle, blanc pur, blanc cassé où apparaissent lentement des amas granulés, des chaînes pointillées, des lignes brisées, des traits interrompus. Attendre pour que sonne, lointaine, une musique de pure imagination certes, mais qui s’élance et s’éteint, qui renaît et laisse s’évanouir la succession de ses notes dans un espace diaphane et ouaté, chaotique et lumineux. Il faut attendre sans nécessairement se mettre à méditer. Non, simplement attendre et regarder. Alors, la patience sera récompensée.

Car il y a des choses à voir dans les vastes espaces que n’occupent pas entièrement les suggestions du pinceau de l’artiste : la crête d’une colline, un bloc rocheux, un nuage qui s’étire, un chemin qui serpente, une flaque d’eau, une prairie verdoyante… Souvent esquissées ou floues, ou bien encore tirées d’un fond de brume (Levée de terre), ces géographies entrent habituellement dans la composition de paysages. Et ce sont bien des paysages qui inspirent Cécile Ronc. Sans doute des lieux précis appellent et soutiennent ses réminiscences. Mais ses tableaux ne se rangent pas pour autant dans la catégorie des paysages. Il faudrait en tout cas se garder de les limiter à ce genre de représentation.

Ce que Cécile Ronc invite à observer attenti­vement dans ses peintures, c’est une surface. Mais cette étendue plane, elle la dote d’une profondeur d’où elle extirpe des formes dont certaines revêtent accidentellement ou intentionnellement les contours de figures reconnaissables (montagne, oiseau) ; d’autres formes ne ressemblent à rien d’identifiable : pures abstractions, pures inventions (If Only). Les unes et les autres concourent à évoquer des moments variés (périodes relati­vement longues, instants furtifs), dont on ignore la nature (tristes, joyeux, graves, ennuyeux), qui ont marqué les sens de l’artiste (vue, ouïe, odorat, toucher, goût). Ces sensations qui sommeillent ou qui s’agitent dans sa mémoire sont communes à tous les humains. À chacun de les retrouver comme elles se présentent dans leur désordre, dans le reflet souvent indistinct des souvenirs, reflet partiel ou éparpillé en fragments.

Cécile Ronc capte donc des brisures d’événements (éclats, lambeaux) qu’elle inscrit sur de vastes toiles avec pour ambition d’en restituer une justesse : non la justesse des lieux et des instants précis où ils sont survenus, mais leur intrinsèque couleur ou tonalité sensorielle. Pari difficile que celui de suggérer un parfum par des lignes de couleurs opalescentes ou l’odeur de l’herbe fraîchement coupée par de menus traits obliques vert et jaune, pari plus facile que de faire entendre le grondement d’un orage à la vue d’une masse grise striée de lignes noires, pari plus risqué de traduire l’amertume ou le sel d’un escarpement rocheux, pari trompeur que de succomber à l’affleurement rouge d’une framboise ou de lèvres entrouvertes.

À l’origine, l’exposition que présente Cécile Ronc à la Galerie d’art d’Outremont devait s’intituler Le luxuriant désert vert. D’ailleurs, la plupart des toiles répondent à cette appellation. Cependant, l’exposition a pour titre Le luxuriant désert noir. Cette appellation correspond aux tableaux les plus récents de l’artiste. Ils sont de plus petit format : 50 x 61cm. Elle les définit comme « des propositions en faveur du noir et de ses déclinaisons sombres : brun, anthracite, gris… » (Luxuriant désert noir I, II, III). Outre leur tonalité et leur format, ils se distinguent essentiellement par leur caractère quasi monochromatique et le recouvrement parfois complet de la surface picturale saturée par des amoncellements de plans ondulés d’une grande douceur évoquant des toits de chaume, des nuages ou des collines d’où se déversent d’incessantes et violentes pluies noires.

Quelques toiles marient avec bonheur les inspirations du désert vert et du désert noir. Dans ces tableaux-là, l’artiste introduit un jeu entre l’effet de contraste et l’effet de complémentarité des couleurs autant que des formes. Celles-ci se touchent, empiètent les unes sur les autres. Mais du vert ou du noir, du vert et du noir, nul ne peut dire lequel triomphe. Le plaisir vient de cette indécision. Il y a le blanc, bien sûr, le vide : il sert de témoin et dispense l’artiste de devoir choisir. Au piège de la dichotomie simpliste, l’artiste préfère les complexes mouvements de l’ambiguïté.

CÉCILE RONC LE LUXURIANT DÉSERT NOIR
Galerie d’art d’Outremont, Montréal
Du 9 janvier au 2 février 2014