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La Biennale d’art performatif de Rouyn-Noranda : enracinement de l’autre et de soi

8 mai 2025

Texte JEAN-MICHEL QUIRION
Dans le numéro 277

Pour sa onzième édition, la Biennale d’art performatif de Rouyn-Noranda, organisée par le centre d’artistes autogéré l’Écart, visait une régénération collective. Initiée en 2002 par le duo Geneviève et Matthieu, autrefois à la direction de l’organisme, la Biennale s’est implantée dans la communauté locale de cette ville de l’Abitibi-Témiscamingue avant de connaître aujourd’hui une renommée de plus en plus internationale. Ainsi, cette manifestation improvisée est devenue une organisation pérenne et reconnue qui regroupe dans sa programmation plus d’une douzaine de performances et d’événements en parallèle.

Pendant des années, Geneviève et Matthieu ont accueilli des centaines d’artistes puis ont soutenu la relève en art action, et ce, de façon intuitive, inclusive et subversive. Le tandem a soutenu toute une génération de créateur·rice·s dans le déploiement de leur carrière. Iels ont réussi à nous prouver – et non pas qu’à nous faire croire – que la culture en région était possible. Aujourd’hui, la nouvelle directrice de l’Écart, Audrée Juteau, perpétue leur généalogie de l’hospitalité et continue de développer l’appartenance à un territoire éloigné et résilient.

La Biennale est excentrée, c’est un fait. Elle se passe à une distance significative des principaux pôles artistiques de la province, qui gravitent pour la plupart autour de la métropole montréalaise. Elle constitue un pari que l’Écart relève chaque deux ans en attirant une quantité – et une qualité – considérable de participant·e·s et de spectateur·rice·s. Cette année, la Biennale a reçu, de soir en soir, du mercredi au samedi, plus de cent cinquante personnes initiées, ou non, à la pratique de l’art performatif. L’éloignement géographique incite à la proximité. Les artistes comme l’auditoire investissent à chaque édition l’Écart, sorte de safe space, pour s’y enraciner dans le care et se soustraire momentanément aux maux sociétaux actuels.

À l’occasion de la plus récente édition de la Biennale, Audrée Juteau a sélectionné des artistes dont les propositions lui semblaient excavées de gestes d’émancipation et de guérison à la fois. L’événement s’est assemblé et a rassemblé les participant·e·s autour de la résurgence : à l’image d’eaux souterraines qui dégourdissent la surface et émergent en des sources vivifiantes auxquelles s’abreuver, les pratiques des artistes excédaient les chemins sombres, passés et présents, du colonialisme. Dans son énoncé commissarial, Juteau parle d’elleux comme de toutes « [c]es sirènes gardiennes des rivières [qui] nous recrachent oxygénées en eaux troubles ». Les performeur·euse·s sont devenu·e·s des êtres aux présences combatives et aux corps de résistance.

Mai Bach-Ngoc Nguyen, debt is a ghost that
sings between two green dots (19 octobre 2024),
performance. Photo : Christian Leduc

Puisqu’il est impossible de rendre compte de chacune des propositions de la Biennale, il convient plutôt d’envisager comment, dans leur ensemble, les performances et les interventions ont réussi à créer un contexte exempt de méfiance et de toutes formes de menaces en dépit de nos héritages coloniaux répressifs, des guerres et des génocides perpétuels, des violences sévissant contre les personnes issues de minorités et du manque de reconnaissance des territoires sur lesquels nous vivons.

Lors de l’inauguration, le mercredi soir, les spectateur·rice·s étaient à peine arrivé·e·s que la proposition dansée DIANA ROSS DREAM de la chorégraphe Aisha Sasha John (Toronto), en collaboration avec l’artiste Devon Snell (Toronto), commençait. La paire s’est inspirée du classique cinématographique The Wiz (1978), dans lequel l’iconique Dorothy est jouée par Diana Ross. En 2015, Sasha John rêve à Diana Ross dans ce film qui danse parmi d’innombrables danseur·euse·s noir·e·s vêtu·e·s de parures scintillantes en or rose. Pour elle, il s’agit d’une rêverie d’appartenance, d’une prière de l’écoute dont la vivacité significative s’annonce comme un appel à la dévotion. Sasha John et Snell reconstituent dès lors cette illusion qui, dix ans plus tard, prend vie à Rouyn-Noranda, devenu pour un temps Harlem. Les capes aux fioritures dorées qu’iels portent servent de bouclier de rapprochement. Les deux acolytes s’étreignent progressivement, tout en dansant, pour nous faire croire, un instant, à la magie; à un monde affranchi de violences racistes.

Tissée de gestes dénonciateurs et libérateurs, dirt song (calling to yesterday, today and tomorrow) de l’artiste multidisciplinaire seth cardinal dodginghorse (Tsuut’ina) a été l’ultime itération d’une performance processuelle entamée dans l’année et qui s’est tramée jusqu’à l’automne. Au moyen des sonorités intensives d’un synthétiseur nouées à celles d’une guitare électrique, cardinal dodginghorse signalait la permanence du projet colonial qu’est le Canada, de même que la destruction de l’environnement naturel forçant depuis des décennies des populations autochtones à quitter leurs territoires. dirt song explorait un monde de demain où les paysages usurpés par diverses exploitations cacophoniques seraient remplacés par les panoramas silencieux d’autrefois. Après avoir vécu cette expérience, nous espérons que les sons réparateurs de cardinal dodginghorse résonneront au-delà de l’Écart, encore et encore.

Ellen Furay (Montréal) offrait quant à elle Péan: un chant de louanges ou de triomphe. L’artiste, étudiant le domaine des soins émergents et travaillant comme facilitatrice et doula auprès de personnes en fin de vie, considère qu’elle se consacre à une médecine qui ne peut pas guérir, mais qui n’en agit pas moins comme un véritable traitement. Fidèle aux habitudes et aux aptitudes à émouvoir de Furay, sa performance, alambiquée de subtilités narrées et chantées – avec virtuosité – a semblé apaiser les convives… Sa voix nous a effleuré·e·s avant qu’elle ne nous invite à se joindre à elle. La proposition se terminait avec un geste chanté démesuré, alors que la centaine de spectateur·rice·s prenait part, main dans la main, à une chorale d’affects suivant le rythme de la voix de l’artiste.

Marc-Olivier Hamelin (Rouyn-Noranda) présentait Il faut le dire: My strongest desire, une performance activant la mémoire théorique du queer kinship1. Hamelin, installé dans un bordel scénique simulé, secoué de sons de cadences pop des années 2000, mettait son propre corps à distance pour se projeter dans un personnage. Durant la performance, hors de lui, le protagoniste se déplaçait, se souvenait, dansait, était hanté, se parlait à lui-même et entamait une conversation avec une personne décédée. D’un geste impulsif à un autre, il entretenait une forme de désir, véritable engrenage des mécanismes positifs des communautés LGBTQ2S+ permettant de survivre. Nous pouvions ressentir, en écho, son envie de commémorer l’héritage queer.

Marc-Olivier Hamelin, Il faut le dire : My strongest desire (19 octobre 2024), performance.
Photo : Chistian Leduc

L’artiste originaire de l’Allemagne, Lieven Meyer (Gatineau-Montréal), était accompagné des DJ berlinois·e·s Brumby et fr. JPLA pour réactualiser le German Club de Rouyn-Noranda, connu pour avoir été le lieu de rassemblement de la communauté allemande de la ville dans les années 1950. Alors que les hostilités entre les grandes puissances alliées et les empires germanophones de 1914 à 1945 avaient pour effet d’isoler ces communautés en Amérique du Nord, l’emplacement, aujourd’hui devenu le Cabaret de la dernière chance, aurait favorisé la rencontre d’Allemand·e·s qui travaillaient principalement dans les mines de la région. Après plus de sept décennies, pour les soirées de la Biennale, le German Club est (re)devenu un lieu indéterminé promouvant, comme il le faisait initialement, la liberté jusqu’au lever du jour.

En filigrane de chaque édition de la Biennale, cette onzième édition comprise, se profile la volonté de rassemblement qui, portée par Geneviève Crépeau et Matthieu Dumont, a permis qu’un tel événement-phare se concrétise il y a une vingtaine d’années. À la suite du décès de Matthieu à l’hiver 2025, il est essentiel d’honorer son engagement exemplaire, lui qui a été le gestionnaire de l’Écart avant d’en être un administrateur impliqué, tout en restant l’incomparable artiste qu’il était avec sa Geneviève. Il nous faut, à jamais, commémorer cet être d’exception et sa contribution à l’art et à la culture en région – et ailleurs. La Biennale a été la promesse de renouveau(x) en ces temps de bouleversements. La simulation d’un espacetemps dans lequel se retrouver et (re)vivre est possible.

Nous nous sommes ainsi tenu·e·s à l’écart, ensemble, au loin, pour panser nos blessures. À Rouyn-Noranda, milieu d’enracinement de l’autre et de soi; lieu pour se souvenir, s’unir, résister, guérir et continuer.