Chiara Palermo (dir.)

Arte Povera. Monument, contre-monument et histoire

(Sesto San Giovanni : Mimèsis, 2023).

Les attaques de vandalisme politique contre les monuments sont des gestes spectaculaires appelant à désacraliser l’importance emblématique d’un individu et la place que lui donne l’histoire collective : elles surviennent souvent lorsque l’on pose un nouveau regard sur certaines de ses actions passées, jusqu’alors tenues sous silence. Chiara Palermo, directrice de l’ouvrage collectif d’envergure Arte Povera. Monument, contre-monument et histoire, rappelle dans son introduction qu’à la suite du meurtre de George Floyd, le 25 mai 2020, des mouvements de révolte ont éclaté dans le monde entier, s’inscrivant dans une vague de violente contestation des symboles liés au racisme, au colonialisme, aux féminicides, etc. En France par exemple, la statue du maréchal Gallieni, figure coloniale associée à l’esclavagisme, a été recouverte d’un voile noir; en Italie, le bronze représentant le journaliste Indro Montanelli a été marqué à la peinture rouge; au Québec, une pétition a réclamé que la statue de James McGill, fondateur de l’Université McGill, soit retirée et remplacée par un arbre…

Ancré dans cette actualité, le livre met en lumière la monumentalité de l’histoire et l’institutionnalisation de l’art en tant que notions critiques dans les domaines de l’esthétique et de l’histoire de l’art. L’étude qui y est exposée est imprégnée des recherches historiques, philosophiques et artistiques menées par les auteur·rice·s, elles-mêmes marquées par les mouvances de l’antimonumentalité des années 2020. Ensemble, les signataires de ces textes demandent : comment se débarrasser des fantômes du passé qui hantent le présent? Ils·elles esquissent des pistes de réponses, faisant appel entre autres à l’Arte Povera pour élucider cette délicate question. Les artistes rattaché·e·s à ce mouvement se distinguent notamment par leur recours à des matériaux naturels ou issus du quotidien pour la conception de leurs œuvres. Toutefois, ils·elles choisissent aussi ces matériaux en fonction de leur potentiel à évoquer une antériorité proche ou lointaine, ainsi qu’une mémoire subjective, individuelle, mais également collective. C’est ce qui retient l’attention des auteur·rice·s, qui soulignent que, pour ce courant, le politique constitue le point de départ d’une création qui favoriserait l’émancipation en désorientant l’histoire, en subvertissant la tradition et en explorant les potentialités des relations entre la création et le corps du public ou des artistes. Au fil de leurs réflexions, ils·elles affirment que l’expérimentation permise par l’Arte Povera est une force poïétique révolutionnaire et libératrice.

Michelangelo Pistoletto, Vietnam (1965). Graphite et huile sur papier monté sur acier inoxydable, 220 × 120 × 2,2 cm. Photographie : George Hixson © The Menil Collection, Houston

La proposition philosophique et artistique de l’ouvrage a pour particularité de mettre en exergue l’apport des productions de l’Arte Povera à la mémoire individuelle, sociale et sociétale. L’Histoire avec un grand «H» s’impose et est monumentale : elle sélectionne à l’intérieur du passé ce dont l’actualité héritera. C’est contre cette normalisation détachée des faits et du vécu de celles et ceux qui font l’histoire que se dresse l’antimonumentalité : elle propose plutôt une déconstruction créative des sacralisations passées, présentes et futures.

Un chapitre de Pascale Ancel, figurant au sein de l’ouvrage, cite le sociologue Maurice Halbwachs, qui déclinait en 1925 la mémoire en différents cadres sociaux : le langage, le temps et l’espace. Ceux-ci permettraient la stabilisation de la notion d’Histoire, celle relative aux événements, aux individus et aux gestes tout comme celle relative aux œuvres. Comme la publication dirigée par Palermo en témoigne, l’Arte Povera redéfinit ces structures afin de produire une mémoire imaginaire : ainsi, le peintre et sculpteur Alighiero Boetti transforme le langage inlassablement jusqu’à en faire des tableaux abstraits; les temps anciens et présents se confondent dans l’œuvre L’Étrusque (1976) de l’artiste Michelangelo Pistoletto; et enfin l’espace que l’on trouve au sein de l’œuvre Direzione (1967-1968), conçue par Giovanni Anselmo, est présenté comme une invitation à sortir des conventions du territoire culturel. Ces subversions artistiques des cadres sociaux de Halbwachs s’ancrent dans un sol italien où les artistes sont constamment aux prises avec les créations colossales du passé, qu’ils·elles modifient sans pour autant chercher à s’en débarrasser. Pour ce faire, ils·elles n’hésitent pas à métisser les formes artistiques et scientifiques : ils·elles les détournent pour mieux les revisiter dans des productions poétiques habitées par la fiction.

Paolo Icaro, Foresta metallica (1967) Acier, boulons, dimensions variables. Installation dans l’atelier de New York. Collection Centre Pompidou, Paris © Paolo Icaro Courtoisie des Archives Paolo Icaro

Refusant toute nostalgie, les artistes interprètent les symboles du passé dans leur agentivité, comme «une force de présence et de puissance en perpétuel devenir». L’Arte Povera constitue en ce sens une tentative de renouer avec l’élan contestataire politique des décennies précédentes, animé à la fois d’un optimisme révolutionnaire et d’un profond désespoir. Dans l’ouvrage, les auteur·rice·s explorent, entre autres, la «valeur performative» qui se concrétise dans les travaux de certain·e·s artistes, comme dans les pensées-expériences de Marisa Merz ou encore dans l’œuvre Appunti per forme di spazio (1967), de Paolo Icaro, qui peut faire référence à la politisation de la chair, de l’intime et de la relation à l’autre. Outre les objets évoqués, les expositions de l’Arte Povera sont aussi à l’étude : Barbara Satre explique que, dans celles-ci, les espaces expographiques scéniques sont indissociables des œuvres présentées, exprimant par le paradoxe «la nécessité de sortir du spectaculaire, de la théâtralisation qui pénètre l’ensemble de la vie sociale ». Ces subversions artistiques ont fortement ébranlé l’histoire de l’art ; à ce sujet, un extrait traduit au sein de l’ouvrage, tiré du catalogue de l’exposition Arte Povera, Antiform : sculptures 1966-1969 (Centre des arts plastiques contemporains de Bordeaux, 1982), témoigne de certaines tensions entre artistes et critiques à propos de la politisation de l’art.

Vue de l’exposition Pino Pascali, 32 mq di mare circa et Luigi Ghirri, ∞ (Infinito) (2014). Fondazione Museo Pino Pascali, Polignano a Mare. Photo : Cosmo Laera

Parmi une multitude de textes particulièrement pertinents, celui de Bernhard Rüdiger, qui clôt la publication, offre une vision rétrospective de l’Arte Povera réalisée à partir de sa perception d’artiste contemporain. Il rappelle que pour les artistes associé·e·s à ce mouvement, la forme artistique ne peut être comprise qu’en tant que vecteur orienté vers le futur. Cette appréhension redéfinit les perspectives historiques, et provoque une perte de l’horizon collectif que l’on nomme l’«Histoire». Tout en s’ancrant dans le présent social et politique, les artistes rattaché·e·s à l’Arte Povera utilisent des matériaux immémoriaux pour susciter chez les spectateur·rice·s des réflexions orientées vers d’hypothétiques futurs. Cette expérimentation anti- ou contre-monumentale des œuvres engendre une instabilité qui, selon Rüdiger, «ouvre la possibilité d’un autre rapport de notre corps au monde».

L’analyse que font les auteur·rice·s de ce que Germano Celant qualifiait en 1967 d’Arte Povera présente une destruction radicale de la monumentalité rattachée à la notion universelle d’Histoire. La brillante publication Arte Povera. Monument, contre-monument et histoire atteste ainsi que les réflexions et entreprises de ce courant artistique sont plus actuelles que jamais, puisqu’elles offrent des perspectives qui envisagent autant le passé et le présent que l’avenir social, politique et artistique du monde.