(Récit visuel) NOUR SYMON · نور سيمون
Dans le numéro 277
Tout ce que je vois est musique : une bénédiction. Épinettes noires, rouges ; mélèzes, sapins baumiers, peut-être quelques thuyas – mon regard entendant fait résonner leurs contours en glissandos granulés de piano, d’oud, de violoncelle et de violon teintés d’arco grain. Une mélodie toute simple d’harmonica porte le pétillement des paillettes qui se fondent puis émergent, impatientes, des bosquets bordant un petit lac noir qui n’a pas encore eu le temps de geler.
Le long du P’tit Train du Nord, les envolées et les ressacs de vents porteurs d’une neige fine, entre les aiguilles des conifères, font contrepoint aux larges volutes chargées de sable léchant les parois rocheuses de la ناتيحلا يداو [Wadi Al-Hitan] (vallée des Baleines), et au souffle de la baleine à bosse qui élance son corps vaste et gracieux entre air et océan à quelques mètres de nous, au large de Caraíva. Il fait novembre fin de journée à Val-David, et les fils d’or de temporalités récentes ou futures, en Égypte et au Brésil, s’invitent en tissages fluides de mémoire.
Mon imaginaire convoque, par à-coups bouleversants, les feuilles d’autocollants anatomiques que j’ai achetées dans une papeterie à ىداعملا [Al M3di] au sud du Caire. On y voit des corps humains, à fleur de muscles, en tout ou en partie, accompagnés d’identifications latines doublées par leurs équivalents en graphie arabe. Comme ma maîtrise de la langue paternelle est encore balbutiante, en l’absence des accents-voyelles je ne peux qu’approximer leur prononciation : ايلعلا ةعبرملا ةيوفشلا ةلضعلا [al3dalat alshafawiat almurab3at al3lya], ةينجولا ةلضعلا [al3dalat alwajnia], 3[ ةضفاخلا مفلا ةلضع dilat alfam alkhafida]… Je sais que nos origines limitent notre valeur sur le marché de l’empathie. Ces autocollants n’ont pas de peaux. Seulement des noms latins. Des noms arabes. Ils sont bordés d’énigmatiques éclats de joie : une évidence.
Dans l’atelier où je compose mes partitions musicales graphiques, sur de Gaspé à Montréal, m’attend tout un assortiment de paillettes contrastées n’attendant que mon retour pour donner rutilance à mes prochains tableaux sonores : givre, onyx, strass, corail brillant, mousse iridescente. Et surtout, huit cents grammes de poudre d’indigo naturel, négociés âprement à un sympathique vendeur d’épices d’Assouan – sa mère se porte mal, dix livres égyptiennes de plus, la mienne aussi, dix livres de moins ; la soirée est douce mais les temps sont durs, mâ’lesh c’est vrai… Le prix finit par baisser légèrement et une grosse tête de chat en pierre verte s’ajoute à l’offre de vente. Le marchandage, ici, est une connexion humaine et un psithurisme. Je savais bien que la musique de cette poudre éclatante, de mes collections de paillettes et des autocollants anatomiques aux pourtours scintillants prendrait sens un jour prochain.
Derrière l’ancienne école de fond de rang où je loge à Val-David, des lapins s’ébrouent, matin après matin. Je ratisse le P’tit Train du Nord et ma respiration condensante joint le chœur des déplacements d’air glacial. Elle se gorge aussi de tristesse et de rage : il y a quelques jours, Moe Dabbagh – auto-identifié gai américano-palestinien – partageait sur les réseaux sociaux qu’on venait de lui confirmer l’assassinat de quarante-deux membres de sa famille, à Gaza, par les forces terroristes d’Israël¹. Ils font partie des 11 180 humanités décimées des quarante derniers jours². Et ce ne sont que les corps retrouvés et identifiés. Dans quelques mois on en sera à quelque 186 000³. On différenciera la vie des hommes et des femmes dans ces décomptes, comme si la valeur des corps variait en fonction du genre en plus de la couleur de peau. Sur toutes les plateformes, Justin Trudeau stands with Israël. Ma quasi-voisine et ministre des Affaires étrangères du Canada Mélanie Joly stands with Israël. Dans mon monde isolé de force, racialisé par définition, les chiffres s’incarnent en amoncellements d’images d’enfants mutilés, de leurs cris et pleurs qui résonnent. Les noms des coupables sont tus au nom d’une paix sociale à sens unique. Nous sommes hanté·e·s. Nous manifestons. Viva viva intifada ! Mais qui est ce « nous » ?
En Égypte, je tenais à visiter le ناتيحلا [Wadi Al-Hitan], parce qu’on y retrouve le son des âmes de baleines préhistoriques. Dans la Jeep, la musique de Meftah Meilaf et ses ritournelles grésillantes se font tonitruantes tandis que nous plongeons dans le désert. Je déchiffre les parois des grandioses masses rocheuses toutes en courbes irrégulières, puis leurs horizontalités en contrebas ainsi que les poches ponctuelles de sable blanc et la dorure atmosphérique enveloppante, tandis que nous arrivons à destination. Mido, le guide, m’accompagne jusqu’au crâne et à l’infinie séquence de vertèbres d’un Basilosaurus incrustés dans du grès dur depuis quelque trente-sept à quarante millions d’années⁴. Nous sommes au fond d’un océan disparu – la Thétys – et à l’entrée d’un cimetière de baleines à pattes, traces évolutives d’un passé terrestre. Je suis ébahi·e, ému·e. Les vertèbres ont la taille de mon tronc. Je suis seul·e près des restes d’un Dorudon atrox, de son immense cou et de sa petite face écrapoutie.
Je m’enfonce dans le parc naturel aux abords de Val-David. La respiration du ناتيحلا يداو [Wadi Al-Hitan] caresse ma nuque tandis que sous mes pieds les sables ou la neige poudreuse se déplacent par jaillissements brefs. Il fait –10˚, il fait +40˚, le souvenir de la baleine à bosse de Caraíva m’émeut. Le rorqual de Montréal, égaré en pleine pandémie humaine, m’émeut. Le soleil répand ses derniers instants bleu vert, se superpose aux friselis de la vie désertique et entoure le squelette intact d’un autre Basilosaurus. Un vertige me prend – je pense à l’amour que j’ai pour mes nièces, mes adelphes choisi·e·s, mes partenaires – tandis que ma barbe blanchie gèle de plus en plus. J’aimerais faire abstraction du roulis des déneigeuses et des camions omniprésents à quelques pas d’ici, masquant les susurrations de la floconnade crépusculaire qui seraient baumes. J’accueille la fugue bruitiste lyrique à mille voix qui s’offre à moi.
Bien plus tard, lors d’une cérémonie d’umbanda à Porto Seguro (Brésil), un Preto Velho – esprit bienveillant d’un homme noir mort en esclavage, prenant temporairement le contrôle du corps d’un jeune garçon – accueillera en confession ma neige, mon désert, les âmes des baleines et, surtout, les voix suppliantes des enfants de Palestine mutilés avec le support indéfectible de mon pays. Il me dira que rien ne dure. Ni les génocides ni les océans. Je laisserai couler quelques larmes et les baleines de Val-David prendront enfin tout leur sens…
¹ https://www.instagram.com/reel/CzW9hQ5J37f/
² En date du 13 novembre 2023 : https://www.un.org/unispal/wp-content/uploads/2023/11/n2335170.pdf
³ Cette étude du journal médical The Lancet [https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(24)01169-3/fulltext] » ne couvre que la période allant du 7 octobre 2023 au 30 juin 2024 et n’inclut pas les huit derniers mois de génocide, qui se poursuit activement au moment de mettre sous presse.
⁴ Bella Falk, « Égypte : à la découverte de l’extraordinaire vallée des Baleines », National Geographic, 30 octobre 2024, https://www.nationalgeographic.fr/voyage/afrique-du-nord-egypte-archeologie-evolution-a-la-decouverte-extraordinaire-vallee-des-baleines