Aussi paradoxal que cela puisse sembler pour une institution dont la mission principale est de garantir, par son environnement quasi immuable, la conservation et la transmission du patrimoine matériel et immatériel, le couplage «musée + chantier» est devenu une réalité presque banale. Ici comme ailleurs, le musée – celui d’art en particulier – évolue dans un climat de travaux qu’on dirait perpétuels, qu’ils soient à venir, en cours, suspendus, retardés, relancés, abandonnés ou finalement parachevés. Le chantier de construction n’est plus vraiment l’exception, il n’est plus l’événement d’une génération. Au cours des quinze dernières années, on aura vu le Musée des beaux-arts de Montréal inaugurer deux nouveaux bâtiments (Claire et Pierre Bourgie en 2011, Michal et Renata Hornstein en 2016), ainsi qu’une nouvelle aile pour les arts du Tout-Monde (Stéphan Crétier et Stéphany Maillery en 2019). Le Musée national des beaux-arts du Québec lance cette année un chantier majeur avec l’Espace Riopelle, suivant l’ouverture du pavillon Pierre-Lassonde (2016) et la requalification complète du pavillon Gérard-Morisset (2018), qui se voit derechef fermé au public. Le Musée des beaux-arts de l’Ontario a également annoncé des travaux imminents pour sa future Dani Reiss Modern and Contemporary Gallery, après les quatre extensions qui avaient déjà suivi la transformation majeure du Musée conçue par le starchitecte Frank Gehry en 2008(1). Les transformations architecturales s’enchaînent, éperonnées par les capitaux de puissants collectionneurs. L’institution s’en trouve-t-elle changée pour autant?

Je ne suis pas maître d’œuvre. Je ne suis pas muséologue. Encore moins mécène. Le texte qui suit s’efforce de contourner le bruit médiatique qui entoure les chantiers de construction et les millions. Il s’efforce de surmonter le rempart institutionnalisé du discours des expert·e·s, qui force de plus en plus le public, y compris les professionnel·le·s des arts, à se détourner d’enjeux certes complexes, mais qui pourtant relèvent des communs. Ce que je voudrais tenter ici, c’est de réenchanter l’idée du chantier – du point de vue commissarial qui est le mien. Il ne s’agira donc pas (seulement) de béton. Il ne s’agira pas non plus (seulement) des nouveaux développements de la muséologie, une discipline qui se porte par ailleurs très bien2. Il s’agira plutôt de mettre l’institution artistique en chantier, c’est-à-dire d’imaginer sa métamorphose en tant qu’institution, avec tout ce que cela implique de spéculation et d’expérimentation, de tâtonnement et d’utopie.


AGNES REIMAGINED, OU L’INSTITUTION COMME PRATIQUE


Un exemple de chantier muséal particulièrement stimulant est en train de se déployer sous nos yeux au Agnes Etherington Art Centre de la Queen’s University, à Kingston. Le Agnes fait l’objet – grâce à un mécène, bien sûr – d’un ambitieux projet de revitalisation et d’expansion qui en fera le plus grand musée universitaire du Canada.

Vue de la commande Transformations (2022-2024) réalisée par les artistes Oriah Scott, EronOne, HONE, HUNGR, AJ Little, Emily May Rose et des artistes de graffiti travaillant entre Montréal et Toronto Agnes Etherington Art Centre, Kingston. Photo: Paul Litherland

Sous la direction d’Emelie Chhangur, mandatée pour mener à bien le projet de transformation, la campagne Agnes Reimagined a été lancée publiquement en 2022. Sa singularité : profiter de la commande d’un nouveau bâtiment pour réinventer le Musée. Agnes Reimagined associe étroitement la conception architecturale à la démarche commissariale que Chhangur a élaborée depuis vingt ans autour du in-reach. Cette notion redéfinit les rapports entre l’institution et ses communautés. Si le développement des publics (outreach) vise généralement à transformer les habitudes des communautés pour les amener dans l’institution, sur le mode de l’inclusion et de l’intégration, le in-reach propose d’adapter l’institution, voire d’en altérer le fonctionnement, afin qu’elle réponde plus adéquatement aux besoins et aux usages des communautés.

Comment l’architecture peut-elle concrètement s’accorder à une telle démarche? Le geste inaugural de Chhangur a consisté à ramener l’édifice historique du Agnes à sa vocation première de lieu de vie, en y aménageant une résidence d’artistes et en rebaptisant le Musée du seul prénom de sa fondatrice. L’hospitalité, ainsi désignée comme valeur fondamentale, a donné naissance à l’étape suivante : un concours architectural sollicitant des idées plutôt qu’une forme finie. Un processus de cocréation et de codéveloppement a dès lors été mis en place avec toutes les parties prenantes, depuis l’équipe d’architectes (la firme torontoise KPMB) jusqu’au personnel du Musée et à la communauté universitaire et artistique, en passant par des expert·e·s (entre autres le cabinet de conseil autochtone RIEL). Depuis deux ans, l’institution organise des cercles de parole et de partage dont les contenus alimentent la conception architecturale du futur Musée, qui accueillera plusieurs espaces d’autodétermination autochtone. Elle accompagne ce processus d’une programmation diversifiée, notamment constituée d’interventions d’artistes du graffiti sur le bâtiment, d’une exposition collective sur le «chez-soi», de rituels publics d’inventaire et de préparation des œuvres de la collection pour le déménagement, ou encore d’ateliers sur les besoins cérémoniels spécifiques des objets non occidentaux de la collection.

Le processus de transformation architecturale a ici été embrassé – voire amplifié et même ralenti – pour servir un chantier institutionnel dont la méthodologie est commissariale en ce qu’elle aborde l’institution comme une pratique de création. L’avenir dira jusqu’où le Agnes peut être réimaginé. Ce qui est probable, c’est que la livraison du bâtiment (prévue pour 2026) ne marquera pas la fin du chantier. Ce qui est certain, c’est qu’avant même le début des travaux, la terre a été remuée sur le site du Agnes et les imaginaires ont été mobilisés afin de faire émerger de nouvelles idées et pratiques muséales pour l’avenir.

Carla Adra, Bureau des Pleurs (2019). Vue de l’exposition Le Grand désenvoûtement, chapitre 1 (2022). Palais de Tokyo, Paris. Photo : Aurélien Mole. Courtoisie du Palais de Tokyo


L’ESPRIT PERMACULTUREL AU PALAIS DE TOKYO


Centre d’art plutôt que musée, le Palais de Tokyo propose, lui aussi, une vision vivifiante du chantier institutionnel. Nommé en 2022, son nouveau président, Guillaume Désanges, formule les grandes lignes de son programme dans un document accessible en ligne, intitulé Petit traité de permaculture institutionnelle3 (en effet, pourquoi se plier à la forme du plan stratégique pour dessiner une vision?). Prenant acte à la fois de l’urgence de la transition écologique et de la responsabilité de l’industrie artistique dans la perpétuation de logiques de production et de consommation hypercapitalistes, ce manifeste prône un changement « dans et par l’institution » qui s’enracine dans l’art et l’agriculture, grâce, d’une part, à la créativité et à la résilience de la pensée-artiste; et d’autre part, à la permaculture, qui promeut une agriculture fondée sur le respect du fonctionnement résilient des écosystèmes naturels.

Alors que des travaux structurels majeurs sont annoncés pour 2025-2026, le Palais de Tokyo s’est engagé depuis deux ans dans une vaste campagne d’« assainissement des sols ». Il s’agit, par exemple, d’adopter des pratiques de sobriété énergétique (en renonçant intégralement à la climatisation du bâtiment); de reconfigurer les espaces publics (en aménageant des friches, des espaces de repos et de travail, en élargissant l’aire accessible au public sans billet); ou encore, d’élaborer la programmation à la manière d’un écosystème (en privilégiant les collaborations au long cours, la pensée du circuit court et une logique de complémentarité). Ces gestes vertueux prennent sens – et là réside la force de la proposition – dans une approche globale : « Au-delà des thèmes d’exposition, des actions de recyclage ou de minimisation des empreintes carbones, la permaculture insuffle son esprit à l’ensemble de l’institution : gouvernance, communication, bâtiment, programmation, management, mécénat, etc. »

Michel François, Waiting List (1992). Vue de l’exposition A flux tendu (1998). Cimaise et Portique, Moulin Albigeois, Albi © ADAGP, Paris, 2023. Œuvre présentée dans l’exposition Toucher l’insensé (2024) au Palais de Tokyo

Au sein de ce programme institutionnel, le projet intitulé « Le Grand désenvoûtement » attire tout particulièrement l’attention. Pour ses vingt ans, en 2022, le Palais de Tokyo a invité artistes, praticien·ne·s et chercheur·euse·s à prendre la température du centre d’art et de son bâtiment, à se réapproprier son histoire et ses fantômes, « ses récits et ses identités multiples, ses désirs refoulés et ses traumatismes ». L’approche s’inspire de la psychothérapie institutionnelle, selon laquelle soigner les patient·e·s implique aussi de soigner l’institution4. Projets d’artistes, visites guidées sur l’architecture du Palais, performances, rencontres, événements de parole, publications et rituels chamaniques rythment désormais les programmes du Palais, ce dernier accueillant par ailleurs, ce printemps, une vaste exposition qui retrace l’histoire de la psychothérapie institutionnelle (Toucher l’insensé, jusqu’au 30 juin 2024). Par ces initiatives en grande partie publiques, l’institution se livre à un travail «introspectif, autocritique et cathartique», condition de possibilité d’une réinvention collective du rôle et de l’identité de l’institution culturelle.


COMMENT RENDRE LES INSTITUTIONS À NOUVEAU DÉSIRABLES ?


La démarche in-reach et l’esprit permaculturel sont deux exemples parmi d’autres. Ces visions comportent bien évidemment leur part d’utopie. Le réel impose ses limites et nous n’en aurons jamais fini de soigner l’institution, de souhaiter la réinventer, la métamorphoser, la rendre plus humaine, plus vivante et plus accueillante. Néanmoins, Chhangur et Désanges accomplissent quelque chose de très concret. Elle et il mettent l’institution au travail en en proposant un récit, en en faisant la matière d’une dramaturgie qui sollicite et stimule les imaginaires. En même temps, elle et il aménagent des formes publiques et collectives pensées pour nous rendre l’institution plus habitable – et qui sait, désirable. Dans un contexte particulièrement préoccupant pour l’équilibre de l’écosystème artistique au Québec et au Canada, alors que les cris d’alarme sur le sous-financement des arts se font de plus en plus pressants, alors que les grandes institutions que sont les musées font l’objet d’une crise de confiance généralisée et trop souvent justifiée, il devient de plus en plus clair que le chantier de construction ne mérite pas toute l’attention fébrile qu’on lui porte. N’est-il pas plutôt souhaitable et même prioritaire de (re)mettre nos institutions – les grandes et les petites – en chantier? S’émanciper de la tyrannie du bâti pour refonder l’architecture institutionnelle : voilà une bonne raison de souhaiter qu’un chantier dure.

1 Même au Musée d’art contemporain de Montréal (MAC) ou à la Vancouver Art Gallery, où les travaux, moins diligents, viennent tout juste de commencer alors que j’écris ces lignes, l’enjeu architectural et la perspective du chantier imprègnent la vie institutionnelle depuis au moins vingt ans. Voir le numéro 274 de Vie des arts pour le cas du MAC.
2 Je mentionnerai seulement les travaux du groupe interuniversitaire CIÉCO (Collections et impératif événementiel/The Convulsive Collections), qui fédère depuis dix ans les études de la muséologie francophone au Québec et au Canada, et dont le plus récent colloque, Acquérir différemment, particulièrement riche en propositions et réflexions stimulantes, a fait l’objet d’un compte rendu dans le numéro 274 de Vie des arts.
3 Toutes les citations sont de Guillaume Désanges, Petit traité de permaculture institutionnelle (Paris : Palais de Tokyo, s. d.), PDF téléchargeable sur le site Web du Palais de Tokyo : https://

palaisdetokyo.com/ ressource/petit-traite-de-permaculture-institutionnelle/.
4 Le projet de psychothérapie institutionnelle est porté depuis plusieurs années dans le contexte de l’école d’art par la directrice de l’École de recherche graphique à Bruxelles, Laurence Rassel, qui propose également une institution fondée sur le modèle dit « open source », soit du libre accès.