Installée depuis peu dans son nouvel atelier du secteur Chabanel à Montréal, Dominique Sirois poursuit le développement de sa pratique sculpturale qui, par le faire, génère des jeux de force et de sens entre matières et langages. Entourée de fours à cuisson, de tables de travail et d’étagères où reposent ses glaçures, elle mène de front, dans ce véritable laboratoire à soi, des expérimentations avec l’argile en explorant ses différents états. Influencée par les néo-matérialismes, elle porte une attention particulière à la symbolique de cette matière et à sa capacité à traduire ses intérêts de recherche — qui se rattachent notamment aux sphères philosophique, ésotérique, scientifique et économique.

CIRCULATIONS


La plus récente exposition solo de Sirois, intitulée Meridian Liturgy for Travelers et présentée à la galerie Patel Brown, à Toronto, à l’hiver 2024, témoigne à la fois de son important savoir-faire technique en céramique et de son approche poétique de l’objet ancrée dans un riche vocabulaire métaphorique. Dans ce nouveau corpus, l’artiste réfléchit à la circulation et à l’accumulation d’énergies par le biais de symboles et d’images appartenant aux cultures spirituelles et matérielles de l’Orient aussi bien que de l’Occident.

Photo : Clara Lacasse


Comme le mentionne l’autrice eunice bélidor dans le texte de présentation qu’elle a rédigé pour l’exposition, Sirois ne se réfère pas uniquement aux énergies qui traversent et forment les corps, mais aussi à celles qui leur permettent de se mouvoir dans l’espace et dans le temps. Pour évoquer simultanément ces déplacements intérieurs et extérieurs, l’artiste emploie la figure des voyageurs, qui se déploie en des assemblages sculpturaux verticaux de pièces en céramique moulées ou façonnées. Déposées sur des socles inspirés de valises en bois, les sculptures impliquent chacune des énergies distinctes : tandis que The stationary traveler. Blossom (2024) évoque, avec la jonction d’une fleur de lotus et d’un conduit d’aération, le passage de l’air et des vibrations, la tige de cuivre enracinée dans les vertèbres de Rooted figure (2024) suggère une conduction par l’entremise de charges électriques et d’influx nerveux. Plus encore, Sirois aborde avec Stone Dial (after Hildegarde von Bingen) (2024) la confluence de ces énergies, qui caractérisent des corps de nature distincte. Cette sculpture murale circulaire, divisée en deux pointes disposées de façon à se chevaucher, reproduit le calendrier journalier, composé de vingt-quatre gemmes, de la naturaliste et mystique du XIIe siècle Hildegarde de Bingen. Celle-ci concevait que chaque heure de la journée pouvait être associée à une pierre précieuse qui, par ses propriétés, aidait à faciliter le travail des organes du corps à ce moment précis.

Dominique Sirois, The stationary traveler. Blossom. (2024). Grès émaillé, bois, 44,45 x 29,21 cm. Photo : Darren Rigo. Courtoisie de l’artiste


La réunion de ces pièces nous amène à interroger la possibilité d’une circulation continue ou d’une traduction analogique entre les formes d’énergies qui agissent au sein d’éléments si différents, voire à imaginer un mouvement similaire dans le corps de l’exposition, soit entre les figures qui la constituent. Dans Meridian Liturgy for Travelers, les jeux que fait advenir l’artiste entre matières et langages aboutissent d’ailleurs à un acte de figuration total, c’est-à-dire que chaque pièce y est façonnée de manière à porter une charge symbolique, et est habitée comme pourrait l’être un corps humain.

MÉTAMORPHOSES


Pour arriver à ce langage personnel qui intègre un imaginaire radicalement ancré dans la matière, Sirois a travaillé, de projet en projet, à l’intégration et à la désintégration de la silhouette humaine ; un processus de transformation qui s’opère dans la pratique de l’artiste par le biais d’une métamorphose de ses personnages et de leurs histoires. En effet, la figure du voyageur présente dans Meridian Liturgy for Travelers s’inscrit dans une longue lignée de personnages invoqués par l’artiste, dont l’avare, l’haltérophile, le métallurgiste, la femme de Nîmes, la femme chenille et Danaé, qui ont occupé des rôles névralgiques dans ses dernières expositions. Comme des ouvertures sur d’autres mondes, ceux-ci ont permis à l’artiste d’élaborer des récits spéculatifs dans lesquels la matière devient souvent une agente et une actrice centrale.

Dominique Sirois, La femme-chenille (yoga) II (2021). Grès émaillé, 45,5 x 7 x 20 cm. Vue de l’exposition Low Rise Sun (2021). Galerie Laroche-Joncas, Montréal. Courtoisie de l’artiste


À cet égard, le projet Si, Nd, Er présenté à L’Œil de Poisson en 2018 est particulièrement éloquent. Dernier volet de sa trilogie financière, incluant Indice Éternité (2016-2017) et Mimésis Trinity (2014-2017), il poursuit la réflexion sur les liens entre économie, affect et technologie entamée dans les cycles précédents en se concentrant plus spécifiquement sur le processus de rapprochement des corps humains et des matières minérales. Pour ce faire, l’artiste s’inspire de l’iconographie économique et sexuelle des représentations historiques du mythe grec de Danaé1 et des rapports affectifs antagonistes entre corps et minéraux qu’on y trouve. Sirois est particulièrement interpellée par la Danaé de Titien qui, en 1553, représentait Zeus sous la forme d’une pluie d’or au-dessus de la déesse extatique, dont la peau était illuminée par cette énergie, et de la sombre domestique qui tentait de se saisir des pièces d’or avec son tablier. Se référant à cette œuvre picturale de la Renaissance, l’artiste transpose métaphoriquement ces personnages dans Si, Nd, Er.

Photo : Clara Lacasse

D’une part, la triste rétention des ressources, devenues inertes entre les mains de la domestique de Titien, est illustrée par la sculpture L’homme de sable ou le transi (2018). Sirois représente ainsi l’avare sous la forme d’un corps fossilisé et fusionné à un amas de sable et de cristaux de quartz — ceux-ci renvoyant au silicium (Si), un élément chimique extrait du sable dont la consommation excessive par l’humain a mené à son épuisement et, de facto, à la fin de sa vie qui en dépendait. D’autre part, la figure de Danaé, rayonnant d’une énergie vitale et fertile dans la toile éponyme, est décomposée dans l’exposition en un ensemble fragmentaire de carreaux en céramique dont le motif linéaire, toutefois délimité par des contours sinueux évoquant le corps sensuel de la femme, réfère subtilement à l’esthétique des panneaux solaires et à l’erbium (Er) qui entre dans leur composition. Par ce croisement de références faisant du corps de Danaé « […] un corps-récepteur, un corps producteur de vie et d’énergie2 », l’artiste offre une relecture écoféministe du mythe grec en faisant écho aux enjeux du capitalisme économique et technologique actuel.

Si, Nd, Er3 représente un point tournant dans la pratique de Sirois. Cette exposition consacre la désintégration graduelle de la silhouette humaine qui s’opère à travers les personnages de l’artiste. Délaissant dorénavant l’avare, elle se concentre sur Danaé4 dont la figure, conjointement à son mythe, célèbre un corps devenu minéral et nouvellement chargé d’une force transcendante.

DEVENIRS

D’une exposition à l’autre, le vocabulaire renouvelé de Sirois prend assise dans des références et des expériences qui lui sont de plus en plus personnelles, suggérant un processus alchimique qui, au sein de l’atelier, lie les transformations de la matière aux transformations de soi. À la manière du cyborg de Donna Haraway5, se pourrait-il que, dans une synergie entre l’humain et la technologie, entre le corps et la matière, un devenir-minéral de l’artiste soit à l’œuvre ? Quoi qu’il en soit, de personnage en personnage, de récit en récit, une redéfinition de la matière a lieu. Pour Sirois, celle-ci n’est plus fixe et homogène, mais active de l’intérieur, chargée et conductrice d’énergies qui la traversent et la forment, en constant processus de devenir. 

Photo : Clara Lacasse

1 Dans la mythologie grecque, Danaé est enfermée dans une tour d’airain par son père Acrisios, dû à un oracle lui ayant prédit que son petit-fils le tuerait. Jouant de ruse, Zeus se présente à elle sous la forme d’une pluie d’or et la féconde.

2 Dominique Sirois, Le théâtre affectif de la finance : étalages, narrations et spéculations (thèse de doctorat en études et pratiques des arts), sous la direction d’Anne Bénichou (Montréal, Université du Québec à Montréal 2022), p. 51.

3 Pour compléter les éléments chimiques qui forment le titre de l’exposition, l’œuvre Persistance II (2018) représente un serveur informatique moulé par l’artiste et dont la glaçure contient du néodyme (Nd), une matière utilisée pour créer les aimants de petites tailles, ayant une grande puissance, que l’on retrouve dans les téléphones et les disques durs.

4 Danaé mène l’artiste à explorer d’autres personnages féminins qui apparaissent dans ses projets subséquents, notamment dans l’exposition L’eau souillée est devenue poussière bleue sous les rayons du soleil, présentée à DRAC en 2022. L’artiste y expose deux corpus : La femme de Nîmes aborde le consumérisme dans le milieu de la mode de même que l’hypersexualisation du corps de la femme par le motif du jeans, et La femme chenille évoque la quête d’une transformation physique et spirituelle pour dépasser sa propre nature, à travers des corps en tension dans des positions de yoga.

5 Donna Haraway, A Cyborg Manifesto: Science, Technology, and Socialist-Feminism in the Late Twentieth Century, dans Simians, Cyborgs, and Women: The Reinvention of Nature (Londres : Routledge, 1991), p. 149–181.