Depuis plus de dix ans, l’artiste canadienne Meryl McMaster réalise des autoportraits photographiques qui, comme des tableaux éphémères, révèlent la poésie de grandes étendues sauvages foulées par les Premières Nations. Ainsi la nature se mue-t-elle, captée par son œil exercé, en un décor de théâtre à ciel ouvert. McMaster le traverse, majestueuse, dans des costumes spectaculaires composés de tissus, de plumes, d’acier, de rubans, de bois ou d’aluminium.

Cette polyvalence artistique d’une photographe qui sculpte, d’une peintre qui scénographie, trouve son origine dans une enfance ottavienne imprégnée d’art, auprès d’un père artiste et conservateur ; elle s’est affinée à l’École d’art et de design de l’Ontario, où, de 2006 à 2010, Meryl McMaster s’est spécialisée en photographie. La reconnaissance ne se fit pas attendre : pour la seule année 2015, la jeune diplômée a participé à plus de quarante expositions collectives en Amérique du Nord et en Italie. Depuis, ce succès ne s’est jamais démenti. Avec des œuvres d’une rare force esthétique et symbolique, Meryl McMaster invite à la méditation par des récits hors du temps, puissamment oniriques, et prend part à cet élan de réenchantement qui parcourt l’art actuel.

Photo : Jess Deeks


Mais en se choisissant comme modèle, qui met-elle vraiment en scène ? Au fil des entrevues, McMaster avoue sa timidité dans la vie, son assurance dans son travail — ce dernier touchant autant à l’intime qu’à l’Histoire par son ascendance mixte, à la fois autochtone (nêhiyaw de la Nation crie des plaines de Red Pheasant) et occidentale (britannique et néerlandaise). En se cachant derrière tout ce qui peut faire masque, elle se révèle à elle-même en tant que force conciliatrice et passeuse de mémoires oubliées. Parmi sa série de 2022 intitulée Stories of My Grandmothers | nôhkominak âcimowina, l’œuvre intime Leave to Me Your Memories fonctionne comme un point focal, convoquant à elle seule 130 ans d’histoires cries de la Saskatchewan. En guise d’hommage, l’artiste a décidé de poser, simplement, devant une photographie en noir et blanc de ses aïeules. Exemplaire de sa production, The Grass Grows Deep transcrit sa filiation : quelques accessoires et une ligne peinte en rouge sur son visage suffisent, tandis qu’autour d’elle le paysage s’efface, réduit à de rares tracés géométriques. En cela, cette œuvre-phare s’accorde aux séries précédentes (Wanderings en 2015, Edge of a Moment en 2017, As Immense as the Sky en 2019), où on la découvre au cœur des étendues désertes dont seul son corps permet de mesurer l’immensité.

Photo : Jess Deeks

Œuvre après œuvre, McMaster élargit la vision de l’Histoire dont nous avons hérité, explorant ses racines pour toucher à l’universel. Écartant de ses compositions le travail des ombres, elle semble surgir du paysage tout en s’unissant à lui, entamant un dialogue fertile avec la pierre, la fleur ou l’oiseau. Ailleurs, elle porte sur son dos un panier rempli d’étoiles, comme si c’était l’univers qu’elle transportait, comme si c’était le fardeau de ses ancêtres nêhiyaw qu’elle reprenait — les allégeant tous deux par la beauté de la fiction.

Chacune de ses photographies implique un travail considérable en amont, avec des recherches poussées sur les sites (jamais choisis au hasard, toujours en lien avec sa filiation), la sculpture d’objets (plusieurs mois sont parfois nécessaires pour chacun d’entre eux) et la réalisation de costumes. Puis vient le temps du voyage avec une équipe réduite, deux jours sur chaque site, où il faut s’adapter aux intempéries. Comme l’auteur-marcheur Robert McFarlane, qu’elle admire et qui l’inspire, McMaster se fait artiste-voyageuse, connectée à ce que la nature a de plus magique. « Not all those who wander are lost » : quand, pour présenter sa série Wanderings1, elle cite l’auteur anglais J. R. R. Tolkien, ne s’inscrit-elle pas dans cette même volonté de création alliant l’enquête et la quête, le savoir et la mythologie, l’amour des belles histoires, l’émerveillement de l’enfance ? McMaster puise aussi son inspiration chez Rebecca Belmore, Frida Kahlo, Tracey Moffat ou Dana Claxton afin, nous a-t-elle confié, de s’ouvrir à d’autres expérimentations et à d’autres « histoires visuelles2 » où rien n’est perdu et tout est partagé.

Meryl McMaster, Time’s Gravity (2015), de la série Wanderings. Impression à pigments de qualité archive sur papier aquarelle, 76,2 x 1028,7 cm. Courtoisie de l’artiste, Stephen Bulger Gallery et Pierre-François Ouellette art contemporain

Au petit matin, à la tombée du jour, elle prend ses clichés en profitant de la lumière naturelle, sans retouches à venir. L’enquête devient quête : son art photographique aux confins de la peinture, du dessin et de la sculpture la conduit à parcourir ces étendues pour y retrouver ses racines. Alors, Meryl McMaster se métamorphose ; son corps s’ensauvage, revêtant des costumes d’animaux ; ses bras qui enlacent un arbre s’emplument ; son visage se couvre d’insectes qui lui veulent du bien.

Meryl McMaster, Sentience (2010), de la série In-Between worlds, épreuve chromogène numérique, 61 x 61 cm. Courtoisie de l’artiste, Stephen Bulger Gallery et Pierre-François Ouellette art contemporain

Son œuvre célèbre les liens immémoriaux entre les êtres et la nature. Alors que les règnes se confondent tout comme sont brouillés les genres du portrait et du paysage, l’oiseau constitue en soi une figure obsessionnelle et métaphorique du vivant, l’artiste étant souvent coiffée d’incroyables chapeaux servant de nichoirs XXL. Fascinée par la migration des bêtes et des humains, McMaster devient leur porte-parole et leur refuge. Dans Winged Calling en 2012, puis dans deux variations du même sujet en 2015, elle va plus loin, son humanité disparaissant sous un costume d’oiseau noir qui la recouvre entièrement. Au milieu du décor enneigé où le brouillard domine, cette noirceur ressort d’autant. Dans Wind Play, de la même série et aussi sujet à variations en 2015, l’étrange costume bleu à touches orangées tranche davantage sur un paysage d’hiver. Ce dernier exemple demeure cependant une exception. L’harmonie chromatique, l’artiste la préfère douce, voire éteinte, pour mieux se fondre dans le décor, à l’exception du rouge vif. Par sa luminosité, cette couleur emblématique de son œuvre fait vibrer les scènes dans lesquelles le visible manifeste l’idée. Un visage barré de rouge ou empli de points dans un corps souvent escamoté acquiert une dimension archétypale, tout en conservant une part de mystère qui l’éloigne de l’allégorie. Car si le rouge est couleur sacrée chez les Cris, sa symbolique reste ouverte : sang bouillonnant, filiation, désir, devoir de mémoire et d’avenir. Quand Meryl McMaster met du rouge sur son visage, ses mains ou ses vêtements, l’artiste-magicienne nous attire plus sûrement encore vers un espace où nous vivons ensemble, où le temps est suspendu, la souffrance apaisée, car l’art chante et nous réenchante. 

Photo : Jess Deeks

1 Voir la page consacrée à Wanderings sur le site officiel de l’artiste : http://merylmcmaster.com/

2 Lors de mon entrevue avec elle le 7 août 2024, Meryl McMaster a précisé : « The way these women are visual storytellers in some cases looking at themselves introspectively but also creating deep conversation about identity, post-colonialism, blending the past and present, has been a source of inspiration. I have learned so much from the narratives they explore, and their experimentation has opened my mind up to different ways to tell a visual story. »