Tout part de la maison longue. C’est là que Teharihulen m’invite à venir parler de création, car c’est de là qu’elle émerge. Juste avant, nous allons marcher sur la mince couche de neige tombée au cours de ce timide hiver qui s’achève.

Sur le sentier qui mène à la rivière, la sinueuse Akiawenrahk, nous croisons les squelettes de grands mélèzes – ça fera du bon bois à brûler –, des quenouilles généreuses, un canard bec-scie en vol, de bavardes mésanges et un rat musqué. Nous ne sommes pas seuls. Nous y rencontrons aussi le spectre du jeune Michel, qui venait y poser des collets ou festoyer avec des amis, du temps où le boisé n’était fréquenté que par les gens du coin, où les fabriques de canots, de raquettes et de mocassins étaient plus bas au village, et le quartier industriel, inexistant. Du temps où Michel confectionnait ses premiers colliers1, en se demandant quelle était la différence entre lui et ceux qui vivaient de l’autre côté de la rivière. Du temps où la maison longue ne s’y trouvait pas encore.

Photo : Elias Djemil-Matassov

Nous y retournons. Nous entrons par la porte est dans la vaste salle dont la froideur et l’humidité contrastent avec la chaleur des rencontres antérieures qui en ont imprégné l’ambiance. Teharihulen lance une attisée dans le poêle à bois pour nous réchauffer un peu, ce qui nous rappelle notre ami commun, qui dit souvent que les choses importantes se racontent autour du feu. Nous sommes ici pour discuter de Teharihulen et de sa pratique d’artiste, pour ce texte que j’ai à écrire, mais lui me ramène toujours à la maison longue. Ce lieu empli de conversations anciennes, où l’on parle de tout – des plans de fin de semaine autant que des legs du passé. Cette maison construite il y a trente-cinq ans, un an avant la crise d’Oka, et qui allait favoriser une meilleure connexion aux ancestralités, celles que les Wendat ressentaient en eux, mais pour lesquelles les bons outils manquaient afin de les faire s’élever. C’est donc ici que Teharihulen puise, pour sa création, dans des questions qui surgissent de la tradition pour ensuite prendre forme dans le monde actuel et s’affirmer sur le territoire.

Photo : Elias Djemil-Matassov

Depuis la maison longue, en suivant l’Akiawenrahk, Teharihulen s’est dirigé en 2022 vers le centre-ville de Québec, au milieu de la rue du Pont, pour se présenter en tant que fier guerrier wendat, enduit de boue, mocassins aux pieds, portant un collier orné de perles de wampum et couronné d’une coiffe faite de cosses de maïs, de cuir de chevreuil et de coquillages2. L’œuvre qu’il crée puise dans les métiers d’art, la performance et la photographie, des pratiques toutes importantes dans son parcours d’artiste multidisciplinaire et qui lui servent d’outils pour sonder ou affirmer son identité. S’enduire le corps de boue représente pour lui une façon de s’accueillir dans le récit wendat de la création, qui raconte que l’humain a été façonné à partir de la terre. Il en émerge un guerrier protecteur – de sa famille, de sa culture, de sa nation –, qui ne se défile pas. Arrivant au cœur de la ville, en plein soleil, il vient nous rappeler que nos pieds reposent sur son territoire, le Nionwentsïo. C’est donc un guerrier qui s’adresse aux Québécois non par la violence, mais avec franchise, porté par une amitié droite et honnête, sans compromis. Nous sommes là où les Wendat vivent depuis des millénaires, nous sommes là pour le reconnaître. Mais Teharihulen est aussi un guerrier auprès des siens, ceux qui négligent ou nient leurs propres racines. Il me rappelle qu’il y a trente-cinq ans, il a fallu se battre contre des membres de la nation pour que la maison longue puisse être construite, et que ce combat pour faire connaître et reconnaître les traditions se poursuit encore.

Teharihulen Michel Savard (2022), photographie. Vue de l’exposition Yahndawa’ (2022), détail de l’installation Là où coulent les ramifications de nos portages (en collaboration avec Annie Baillargeon). Photo : VU, centre de diffusion et de production de la photographie Courtoisie de VU

Cet autoportrait en guerrier fut présenté dans la petite galerie de VU, qui un an plus tard devait être investie par le nouveau centre d’artistes wendat Ahkwayaonhkeh, lequel accueillerait l’artiste à nouveau quelques mois après, en duo avec son ami Louis-Karl Picard-Sioui3. Dans la galerie peinte d’un profond bleu violacé, l’obscurité de leur exposition me rappelait celle qui imprégnait le campe de Teharihulen dans le bois, une quarantaine de kilomètres au nord de Wendake. L’été dernier, nous y avions contemplé la montagne et son reflet sur le lac s’assombrir avec la nuit tombante, créant une masse impalpable qui avalait le regard et que le ciel sans lune allait rejoindre sous peu. Nous avions parlé de rêves, de souvenirs, d’étendues de territoires, de ces choses qui se perçoivent et se décrivent mieux lorsque le visible se masque, comme dans cette œuvre collaborative qui a mené les deux artistes à aborder la puissance des récits fondateurs4, venus des débuts du monde pour inspirer le présent.


Pendant que nous parcourons les multiples vies et ramifications de son œuvre, Teharihulen fouille dans son cellulaire à la recherche d’une photo qu’il a prise de son petit-fils devant son grand autoportrait en guerrier. On y voit l’enfant qui, le visage levé vers la figure de son grand-père, se met à l’écoute de ce qui lui est raconté. L’image est chargée de sens : on perçoit qu’il se trouve non seulement en présence de son aïeul, mais surtout de la profondeur de son histoire. C’est ainsi que Teharihulen se fait porteur de récits auprès des nouvelles générations, et ce, en revêtant des rôles anciens dans le monde actuel. La posture d’artiste qu’il adopte est donc bien inspirée de celle du guerrier. Depuis la maison longue, il est celui qui s’exprime, qui se bat pour lui-même et pour les siens, sur tous les territoires, le jour comme la nuit. Il est celui qui fait revivre les temps passés pour les offrir à l’avenir.

Photo : Elias Djemil-Matassov

1 Cet intérêt pour les parures le mènera, à l’âge de 37 ans, à suivre une formation en bijouterie pour apprendre à travailler le métal et ensuite se spécialiser dans l’orfèvrerie de traite.
2 La rue du Pont fait référence au pont Dorchester, qui enjambe la rivière entre Limoilou et le quartier Saint-Roch, où Teharihulen a réalisé une résidence au centre d’artistes Le Lieu avec Annie Baillargeon, dans le cadre du projet Yahndawa’, en 2022.
3 La photographie fut présentée dans le cadre de l’exposition Yahndawa’, en septembre 2022. Le centre d’artistes Ahkwayaonhkeh inaugurera sa première programmation en septembre 2023, et accueillera l’exposition Temps et contre-temps en février 2024, dans le cadre de Manif d’art 11.
4 Leur installation, composée notamment de deux lits, l’un fait de branches de sapin et l’autre de pierres, fait aussi référence au récit wendat de la création, et plus spécifiquement aux jumeaux Iouske’a et Tawihskaron’, qui sont à l’origine de l’harmonie et du chaos de notre monde. À l’issue d’un duel, Iouske’a vainquit et créa ensuite le corps de l’humain à partir de la terre.