Au printemps 2024, devant les bureaux du ministre de la Culture et des Communications Mathieu Lacombe, rue de Bleury à Montréal, une coalition d’artistes sort dans la rue à deux reprises pour manifester son mécontentement. La cible des revendications ? Le fait que le pourcentage du budget ministériel octroyé au Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) pour l’année 2024-2025 n’ait pas augmenté depuis le dernier exercice financier. Sur le terrain, les artistes et les travailleur·euse·s culturel·le·s savent depuis longtemps que leurs conditions sont stagnantes, voire catastrophiques. L’annonce de ce budget vient faire déborder un verre déjà plein : la Grande Mobilisation des Artistes du Québec (GMAQ) et le Front commun pour les arts et les lettres[1] se forment et s’organisent. On assiste à un moment historique de mise en commun des demandes, toutes disciplines artistiques confondues, concernant les conditions de travail et de pratique des artistes. Le système de financement public des arts au Québec est-il arrivé à saturation ?
Le manque de financement n’est pas nouveau pour les équipes de travail en culture et en arts visuels, qui ont reçu au printemps 2024 les réponses tant attendues aux demandes de soutien à la mission, réouvertes cette année par le CALQ pour la première fois depuis le long gel administratif de la pandémie2. Le secteur culturel n’en est d’ailleurs pas à ses premières revendications3. Selon Sylvie Meste, qui a assuré la direction du Conseil québécois du théâtre de 2016 à 2020 et qui est conseillère en affaires culturelles auprès de nombreux organismes, « les regroupements nationaux (en danse, théâtre, arts, musique, etc.) ont toujours travaillé main dans la main depuis des décennies, et différentes coalitions ont vu le jour dans les 25 dernières années, notamment le Mouvement pour les arts et les lettres, pour émettre des recommandations. Il y a eu, par exemple, la coalition La culture, le cœur du Québec, qui voulait que le budget alloué à la culture corresponde à 2 % de l’ensemble du budget provincial. On a produit des mémoires et de la documentation au fil des décennies : les regroupements font leur travail. » Elle insiste : « On assiste depuis longtemps à un manque de volonté politique. Ce n’est pas un caprice : la réalité est là et elle est difficile, il faut s’y attaquer. »

Même si l’on peut saluer le fait que le budget du CALQ n’ait pas été coupé depuis le dernier exercice financier de 2022-20234, il faut considérer que de ne pas insuffler de nouveaux investissements dans un secteur déjà lourdement précaire et dont les subventions ne sont pas indexées constitue une coupe à part entière. « La pérennisation des emplois est fragilisée, indique Pascale Landry, directrice générale de Compétence Culture. Il faut injecter de l’argent dans le secteur et surtout s’assurer d’inclure une analyse de l’augmentation du coût de la vie. » Le son de cloche est d’ailleurs similaire du côté des artistes : c’est chose connue, le revenu moyen généré par leur pratique les maintient sous le seuil de la pauvreté5, et les demandes de subvention soumises au CALQ n’aboutissent pas dans la grande majorité des cas. « Avec le taux d’acceptation de 33 % du CALQ dans les bourses destinées aux artistes, souligne Sonia Pelletier, directrice générale du Regroupement de pairs des arts indépendants de recherche et d’expérimentation (REPAIRE), ce modèle de financement ne peut pas non plus répondre à la demande. Il faut penser à des alternatives. »
MAIS QUELLES ALTERNATIVES ?
Synthétiser les enjeux de précarité6 financière du secteur culturel n’est pas chose facile, car ils impliquent de nombreux bailleurs de fonds, diverses instances et des mesures administrées par les deux paliers gouvernementaux et par plusieurs ministères (tant en culture qu’en emploi, ou en finances). Parmi les entrevues que j’ai pu mener dans le cadre de ma recherche pour cet article7, quelques travaux de revendications politiques ont souvent été mentionnés au fil des discussions et pourraient constituer des avenues — car le besoin n’est pas seulement de stabiliser les situations de précarité, mais bien d’améliorer significativement les conditions financières des artistes et des travailleur·euse·s culturel·le·s, dans une logique de durabilité, ainsi que de faire reconnaître la valeur de la création et du travail invisible. On pourrait nommer, entre autres pistes, la mise en place d’un revenu minimum garanti8, la réalisation d’un état des lieux sur les ressources humaines en culture9, la réforme éventuelle du programme d’assurance-emploi pour le rendre plus accessible aux artistes et aux travailleur·euse·s culturel·le·s, la modification de la Loi de l’impôt sur le revenu pour diminuer les montants d’imposition des artistes recevant des revenus de bourses ou provenant de droits d’auteurs, etc.10
Du côté de REPAIRE, on pense que des solutions à l’échelle des regroupements peuvent être envisagées. Le regroupement propose entre autres de créer des systèmes de réseaux autonomes interreliés qui faciliteraient l’ensemble des échanges et des liens entre les différent·e·s travailleur·euse·s et artistes, décentraliseraient les sources de financement et autonomiseraient les créateur·trice·s. Cette piste requerrait de faire un état des lieux des infrastructures et des expertises de chaque région afin de mieux comprendre la valeur du secteur culturel actuel, ou encore de créer des systèmes d’allocation qui assureraient des revenus de base aux artistes.
RECONNAÎTRE LE TRAVAIL INVISIBLE DES ARTISTES
Les pistes de revendications actuellement évaluées par le secteur visent surtout à améliorer le soutien aux artistes lors des étapes de création préalables à la diffusion ou à la présentation publique des œuvres et à reconnaître la nature atypique du travail culturel ainsi que la portée du travail de l’artiste autrement que dans une logique marchande : les mesures de l’assurance-emploi et du revenu minimum garanti sont envisagées par nombre d’interlocuteur·rice·s de l’écosystème artistique parce qu’elles permettraient d’améliorer l’ensemble des conditions des acteur·rice·s du milieu tout en considérant l’importance de la mise en place d’un filet social fort pour elleux, ce qui faciliterait la recherche, l’expérimentation et la création inhérentes à l’activité artistique. Cette voie implique cependant un changement de paradigme à l’égard de la reconnaissance du rôle de l’art dans la société. Prendre en charge, en tant que collectivité, ces « temps longs de la création11 » revient à faire reconnaître l’importance de la recherche en art et les connaissances qui sont créées par son biais, pour l’ensemble de la société, comme des moteurs d’engagement et d’innovation durables.

Par exemple, la Loi sur le statut professionnel des artistes ne cible pas, dans les redevances prévues, ces étapes cruciales de la création. Selon Sonia Pelletier de REPAIRE, la loi crée beaucoup d’angles morts pour les artistes et les commissaires dont la pratique relève plutôt de la recherche et de l’expérimentation. « Les redevances, poursuit-elle, ne pourront jamais être suffisantes pour couvrir l’entièreté des besoins financiers des artistes afin de les soutenir de manière adéquate lors de l’ensemble des étapes de création de leurs œuvres. » L’association propose de militer pour se faire reconnaître auprès du Tribunal administratif du travail, de manière à créer un nouveau champ de négociation auprès du Gouvernement. Un comité de droit du travail détenant une expertise juridique œuvre actuellement avec l’association pour évaluer des modèles alternatifs de financement public, et explorer des solutions inspirées de pratiques instaurées en Norvège, en Belgique ou en Finlande.
BASER LA REVENDICATION SUR DES CHIFFRES
Plusieurs des associations et des organismes que j’ai rencontrés m’ont aussi mentionné être en train de diffuser des sondages et de produire des études pour apprendre à mieux connaître les réalités du milieu. « On se perçoit parfois mal comme secteur ; par exemple, l’apport économique de la culture est beaucoup plus important [qu’on le conçoit] et on le sous-estime, soutient Pascale Landry de Compétence Culture. En ce moment, on est dans l’urgence collective, et on doit faire un pas en avant comme société pour aller vers des pratiques plus réflexives et plus respectueuses des personnes. »
« Avec le Front commun pour les arts et les lettres, nous dit Julie-Anne Richard, directrice générale de RIDEAU et membre de la coalition, on va parler d’une voix unifiée pour avoir plus de poids et continuer à chiffrer la réalité, les besoins et les manques à combler. La cible est très claire : il faut travailler à augmenter de manière pérenne le budget du CALQ pour l’ensemble de ses clientèles, organismes comme artistes, toutes disciplines confondues. »
DES REVENDICATIONS MULTISECTORIELLES
Il faut enfin noter que les enjeux exacerbés par cette crise de la précarité des arts n’impactent pas son seul secteur. La mise en place de telles mesures demande à différents ministères de travailler ensemble : on a affaire à des enjeux transversaux qui touchent un ensemble de secteurs économiques et surtout ceux ayant une forte proportion de travailleur·euse·s aux profils atypiques, comme c’est le cas, par exemple, du travail saisonnier en tourisme ou en agriculture. Devant la nécessité de porter des revendications concertées et multisectorielles, on constate ainsi l’ampleur des travaux nécessaires pour rétablir un financement adéquat des arts et de la culture au Québec. Participer à la vie démocratique des associations, des coalitions et des regroupements formels comme informels qui se mobilisent actuellement sur le terrain de l’art semble être une solution vitale pour faire avancer le débat. On peut donc s’attendre à une rentrée parlementaire mouvementée et, surtout, on peut espérer une présence accrue des acteur·rice·s de la culture dans les rencontres prébudgétaires.
