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Ronald Labelle, photographe et verrier : chronique d’un pionnie

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(Texte) BRUNO ANDRUS et MICHEL HARDY-VALLÉE ESSAI
Numéro 277

 

Robert Charlebois, session en studio pour pochette de son album éponyme (1967). Photo : Ronald Labelle

 

« À l’instar des brise-glaces qui en saison froide rendent le fleuve navigable, Ronald Labelle, photographe et artiste verrier, a façonné le développement du verre d’art au Québec et nous a ouvert la voie. »

– JEAN-MARIE GIGUÈRE, artiste verrier

Ronald Labelle, photographe et verrier : chronique d’un pionnier Ronald Labelle est un pionnier du verre soufflé artistique au Québec. Son apport à l’émergence, au développement, à l’enseignement et à l’institutionnalisation de cette pratique est fondamental. Son parcours est, de plus, sans équivalent : après avoir ouvert une boîte à chanson, il se lance avec succès dans la photographie professionnelle avant d’enfin se consacrer au verre, pour mieux revenir plus tard à son amour de l’image. C’est ainsi qu’à l’annonce de son décès ont convergé il y a un an les intérêts et les recherches d’un historien de la photographie et d’un historien du verre d’art, les menant à retracer les grandes lignes du travail acharné et de l’engagement social de ce créateur inclassable et discret.

LE TOUCHE-À-TOUT DE L’AUDIOVISUEL, PAR MICHEL HARDY-VALLÉE

Né dans le quartier Villeray en 1942, Labelle se forme d’abord à l’École des beaux-arts de Montréal, qui le passionne peu, puis à la Sir George William University (aujourd’hui l’Université Concordia), pendant qu’il apprend à maîtriser son appareil Yashica 6×6 en autodidacte¹. Sa carrière de photographe professionnel se nourrira de notions en dessin et en arts graphiques. Encore étudiant, il ouvre en 1963 une boîte à chanson, le Saranac, qui accueille les premiers spectacles de Robert Charlebois. Il y photographie les chansonniers et rencontre sa future épouse Diane Lafleur. Conseillé par le photojournaliste Antoine Desilets, il constitue rapidement un corpus photographique d’une grande maîtrise esthétique, qu’il publie dans l’ouvrage Chansonniers du Québec². Son style à la fois chaleureux et percutant, aux forts contrastes, attire les médias. En découlent rapidement des contrats publicitaires ainsi que de nombreuses collaborations avec la presse et des organismes gouvernementaux au Canada, aux États-Unis et en Europe. Ses photographies illustrent les pochettes des albums de près de cent cinquante chansonniers et chanteurs populaires québécois jusqu’au milieu des années 1970. On les retrouve sur les albums de Charlebois, mais aussi de Louise Forestier, de Jean-Pierre Ferland, de Tex Lecor, de Claude Gauthier, de Gilles Vigneault, de Monique Leyrac, de Pauline Julien, d’Yvon Deschamps, de Claude Dubois et de Nanette Workman, souvent selon des maquettes qu’il dessine également³. Louise Forestier souligne encore aujourd’hui: «Si j’avais été photographe, j’aurais aimé être Ronald Labelle.» L’image professionnelle de la chanteuse fut définie par les photos de Labelle, qui commandent encore l’admiration en tant qu’œuvres, et non seulement comme portraits.

 

En 1967, Ronald Labelle publie dans l’hebdomadaire Perspectives un reportage sur des motards hors-la-loi, les Satan’s Choice⁴. Emblématiques de la contre-culture, les photos sont reprises dans une exposition solo d’envergure qui circule de 1969 à 1979 via le Service de la photographie de l’Office national du film. Alors bien actif au sein du milieu de la photographie, il dirige la section française du magazine Foto Canada, participe à l’exposition Montréal insolite à la Bibliothèque nationale du Québec aux côtés de Gabor Szilasi, John Max, Marc-André Gagné, Pierre Gaudard et Michel Saint-Jean, et publie un état des lieux de la discipline dans la revue Culture vivante du ministère des Affaires culturelles⁵. Ses photos de L’Osstidcho deviennent iconiques, et la Galerie nationale (aujourd’hui le Musée des beaux-arts du Canada) l’inclut dans son exposition itinérante Quatre photographes montréalais, avec Max, Gagné et Saint-Jean.

Figure de proue du milieu autant pour son travail de documentariste social que pour son travail commercial, il confesse cependant une grande amertume quant au manque de respect envers la propriété intellectuelle des photographes⁶. On le constate encore aujourd’hui, alors que les photos de L’Osstidcho de Labelle sont souvent reproduites sans crédit un peu partout sur le Web. Au début des années 1970, il est également confronté directement aux injustices sociales et s’investit dans les luttes syndicales⁷. Lors de la crise d’Octobre, il est emprisonné à cause de ses photos de deux Québécois s’entraînant dans un camp de fédayins en Palestine, photos prises lors d’un reportage avec le journaliste Pierre Nadeau.

Si Labelle a été très actif de 1963 à 1973 dans la photographie et les médias imprimés, son énergie de pionnier semble avoir été vaincue par la fatigue des combats. Il est critique envers la société de consommation et déçu du favoritisme des publications et des institutions québécoises qui valorisent davantage les photographes étrangers. Au-delà des collections muséales, c’est par ses prosaïques pochettes de disques et par ses reportages qu’il contribue durablement à la culture visuelle québécoise, reflétant son antiélitisme et son souci humaniste. Il reviendra à la photographie au cours de sa carrière d’artisan-verrier, à l’occasion de projets portant sur la région de la Gaspésie et des Îles-de-la-Madeleine. Ses photos de la scène culturelle des années 1960-1970 alimentent encore de nombreux ouvrages historiques.

Ronald Labelle, Série construction #4 (1997), verre, feuille d’or (verre soufflé, taillé et laminé), 26 po x 8 po x 6 po. Photo : Anthony Pettigrew / Espace VERRE

 

ESSAI RONALD LABELLE, MAÎTRE-VERRIER : DANS LE FEU DE L’ACTION, PAR BRUNO ANDRUS

En décembre 1974, Ronald Labelle travaille comme photographe pigiste pour le Salon des métiers d’art du Québec. Depuis 1970, il documente cette expo-vente, un événement majeur de la scène culturelle d’alors, qui se tient annuellement au centre-ville de Montréal. C’est ainsi que, caméra en main, il fait connaissance avec le souffleur de verre Claude Morin, invité spécial au Salon cette année-là. Morin, artisan et verrier autodidacte, est le premier souffleur de verre français à avoir développé une pratique indépendante de l’industrie. En effet, au cours des années 1960, des initiatives expérimentales émergent aux États-Unis ainsi que dans quelques pays européens, dont la France. D’abord dissociées, elles ont cependant comme objectif commun d’explorer la possibilité de souffler le verre de manière artisanale, et à des fins artistiques. À 32 ans, Labelle cherche à réorienter sa carrière. Il est fortement inspiré par cette rencontre.

En janvier 1976, il participe au premier stage de verre soufflé de l’histoire du Québec, animé par Morin à l’Université du Québec à Trois-Rivières, où un atelier a été construit pour l’occasion. Il prend aussi des photographies lors du stage, et ces images témoignent d’un moment fondateur du verre d’art au Québec. Cette expérience sera déterminante pour Labelle car elle confirme ses aspirations à exercer un nouveau métier qui le passionne: souffleur de verre. En tant que pratique émergente et marginale, le verre en fusion se présente à lui comme un nouveau médium d’expression artistique, un champ ouvert à l’exploration, encore non assujetti à des conventions et à des codes établis; bref, un nouvel engagement, une nouvelle aventure lui permettant, littéralement, de jouer avec le feu.

Après plus de deux ans de préparation, Labelle aménage en 1978 un atelier de verre soufflé aux Îles-de-la-Madeleine. Le projet des Ateliers du Manoir est réalisé en collaboration avec Poterie Bonsecours, une initiative basée à Montréal (maintenant le Centre de céramique Bonsecours), et comprend aussi une section dédiée à la céramique. La production de Labelle est alors surtout composée de pièces utilitaires et décoratives, telles que des vases, des bouteilles, des verres et des abat-jours. De cette époque, il témoigne: «J’ai eu d’abord à créer mes outils pour ensuite parvenir à me familiariser avec le matériau; ce cheminement m’a amené à faire le parallèle entre la maîtrise technique et mes préoccupations plastiques. […] Mon attitude envers les matériaux, les technologies et les processus de fabrication artisanale m’ont fait connaître le verre. […] [L]’art est de le découvrir et de l’apprivoiser8.»

L’entreprise est un succès, mais après quelques années, la crise de l’énergie fait augmenter les frais d’exploitation et chuter les profits des Ateliers. En 1983, Labelle est contraint d’éteindre ses fours. Au moment de la fermeture, il soumet au gouvernement du Québec un projet, avec le soutien de Poterie Bonsecours, pour la création d’une école de verre. Il reçoit une réponse positive. On le met alors en contact avec l’artiste verrier François Houdé, qui s’est aussi manifesté avec un projet similaire. En 1986, le Centre des métiers du verre du Québec/Espace Verre (CMVQ), maintenant Espace VERRE, emménage dans une caserne de pompiers vétuste, située dans le Vieux-Port de Montréal. Débute alors un immense chantier géré conjointement par les cofondateurs. Dès le départ, les différents ateliers sont mis à la disposition des verriers professionnels. L’école-atelier offre ses premiers stages en 1988. L’année suivante, une formation collégiale professionnelle en verre d’art d’une durée de trois ans est mise sur pied.

Au tournant des années 1990, en plus d’enseigner au Centre, Labelle reprend ses propres recherches et élargit les perspectives de sa création. Le corpus de cette époque marque un tournant dans sa démarche. Selon Labelle, ses nouvelles œuvres, qu’il appelle des «créations multitechniques en verre, […] se situent à deux niveaux: design (functional art) et sculpture9». Pendant près de vingt ans, ses «meublessculptures» difficilement catégorisables, principalement des tables et des lampes hybrides empreintes d’humour et d’ironie postmoderne, ainsi que ses sculptures de la série Construction, qui rappellent des gratte-ciels, obtiennent un succès appréciable aux États-Unis, notamment à des salons annuels tels que SOFA (Sculpture, Objects and Functionnal Art), présentés à Chicago et New York. La crise économique de 2008, affectant de manière dramatique le marché de l’art en Amérique du Nord, entraîne la fin des activités de Labelle comme verrier professionnel.

En présence de Diane, sa complice et son soutien, Ronald Labelle est décédé le 29 février 2024, content d’avoir vécu comme il l’avait voulu: librement. Sans surprise, il aura été actif jusqu’à la fin. En effet, il se lance dans son ultime grand voyage le jour même du lancement, auquel il devait assister, du livre La glace vivante. Au temps des escouades (Éditions GID, 2024), portant sur la chasse traditionnelle aux loupsmarins. Les photographies à caractère ethnographique, prises dans les années 1970 par Labelle, madelinot d’adoption, y côtoient des textes de l’auteur et poète Sylvain Rivière.

En septembre 2024, dans le contexte de son assemblée générale annuelle, Espace VERRE, qui est maintenant un organisme reconnu internationalement dans ce domaine artistique, lui a rendu un hommage bien mérité par le dévoilement d’une plaque commémorative dans son atelier ainsi que par la mise en exposition permanente, dans sa galerie, de l’œuvre Construction #41 (1997).

 

¹ «Un bon p’tit bout d’temps avec Ronald Labelle », OVO Photo, no 6 (février 1972), p. 10-16.

² Christian Larsen, Chansonniers du Québec, (Montréal : Beauchemin, 1964).

³ Ronald Labelle, «Réalisation d’une couverture de disque», Foto Canada, vol. 1, no 2 (octobre-novembre 1967), p. 18-20.

⁴ Ingrid Saumart et Ronald Labelle, « Ils ont choisi la liberté», Perspectives, no 38 (23 septembre 1967), p. 20-23.

⁵ Ronald Labelle, «La photographie au Québec, un signe d’évolution», Culture vivante, no 6, 1967, p. 3-4. «Un bon p’tit bout d’temps avec Ronald Labelle », loc. cit., p. 16.

⁶ Il est interviewé dans le film 24 h ou plus (1973) de Gilles Groulx, que l’ONF censurera jusqu’en 1976 pour ses propos marxistes. https://www.onf.ca/film/24_ heures_ou_plus/

⁷ Ronald Labelle. Dossier d’artistes (1998). Source : Ronald Labelle. Ibid.

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