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Trajectoire de l’électroacoustique au Québec : petits big bang

7 mai 2025

Un texte de ESTHER BOURDAGES
Dans le numéro 277

Depuis la libération du son au XXe siècle en Occident, marquée par l’affranchissement de la domination des recherches centrées sur la mélodie et les notes, les pratiques musicales ont pu se développer de manière protéiforme. L’insertion du bruit, du silence, du hasard et de l’aléatoire dans les compositions, ainsi que l’usage de microphones, de magnétophones, de synthétiseurs et d’ordinateurs, ont favorisé l’émergence de nouveaux langages sonores et ouvert la voie aux modulations électroniques, à la musique électroacoustique, aux textures, à la musique algorithmique et à bien d’autres formes encore.

Cela fait plusieurs années que le son au Québec affiche une signature particulière : il est reconnu pour sa capacité à faire s’entremêler les genres et les styles musicaux. Nouvellement arrivé au Québec en 1996, le compositeur français de musique électroacoustique Francis Dhomont voyait déjà le « son québécois » comme marqué d’une disposition hybride, éclectique, qu’il définissait comme le croisement de l’acoustique avec des sources électroniques et d’autres fusions postmodernes de matériaux et de genres¹. Il faut se rappeler que dans les années 1990, le contexte culturel était marqué par les musiques électroniques de danse et d’autres expérimentations dérivées de la pop. Les compositions acousmatiques² étaient souvent considérées comme élitistes, chargées de conventions et déconnectées des progrès technologiques et esthétiques³.

Au Québec, la polyvalence des musicien·ne·s et des compositeur·rice·s, telle que perçue à l’époque par Dhomont, demeure une réalité dans le milieu des musiques nouvelles. Tandis qu’en Europe les praticien·ne·s inscrivent souvent leur travail dans une esthétique particulière, les artistes d’ici orientent plutôt le leur de façon à poursuivre les traditions. Il est commun de constater que les compositeur·rice·s du Québec sont impliqué·e·s à la fois en électroacoustique, en musique de chambre ou bien en musique orchestrale, en performances in situ et encore en installation audio, pour ne nommer que ces quelques pratiques. Ce contexte a pris forme grâce à la création, au fil des ans, d’organismes, d’institutions et de maisons de production, et grâce aussi à l’accessibilité au financement gouvernemental qui soutient les démarches exploratoires et les projets novateurs. Ces structures, favorables au développement des nouvelles musiques, engendrent des réseaux et des échanges culturels à l’international. Les centres d’artistes tels qu’Avatar, à Québec, et OBORO, à Montréal, soutiennent la discipline via des résidences ; des festivals et des diffuseurs d’arts numériques tels que MUTEK et ELEKTRA exportent leurs productions ; des étiquettes de disques comme empreintes DIGITALes contribuent à l’épanouissement de l’électroacoustique et des musiques mixtes du Québec et d’ailleurs. Ces initiatives valorisent l’éclosion d’une grande variété de pratiques musicales, allant de l’académisme à l’expérimental.
DE L’HISTOIRE

L’un·e des pionnier·ère·s des musiques électroacoustiques, qui a jeté un pont entre l’Europe et le Québec, est la compositrice, pianiste et pédagogue québécoise Marcelle Deschênes. Elle a fait partie de la première cohorte de Québécois·e·s à suivre le cours du Groupe de recherches musicales (GRM) de l’Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF) avec Pierre Schaeffer, François Bayle et Guy Reibel à l’Université de Paris VIII, de 1968 à 1971. Elle a cofondé à Québec, en 1972, le Groupe d’interprétation de musique électroacoustique de Laval (GIMEL) au Studio de musique électronique de l’Université Laval (SMEUL). En 1980, elle est devenue la principale architecte du programme de composition électroacoustique aux trois cycles (baccalauréat, maîtrise et doctorat) à la Faculté de musique de l’Université de Montréal. Elle a ouvert la voie à l’interdisciplinarité, étant très active dans la composition de musiques instrumentales, mixtes, acousmatiques, radiophoniques, de même que dans la production de spectacles multimédias, dans la pratique de la photographie et de la vidéo, etc.

L’électroacoustique, qui dérive de la musique concrète, se compose « d’objets sonores », des éléments préexistants empruntés à n’importe quel matériau sonore, qu’il soit bruit ou son musical⁴. L’auditeur perçoit, à travers la composition, une suite de sons manipulés et transformés : le son – vibration éphémère qui nous entoure –, réduit à un objet plastique, possède un grain, une porosité, une forme, une masse, un timbre, etc. Lors d’un concert, le public est ainsi immergé, invité à écouter activement la matière vibrante déployée dans l’espace de la salle. Le lieu, activé, devient un espace dynamique où un orchestre de haut-parleurs prend vie. La spatialisation fait partie intégrante du processus de performance : l’artiste manipule plusieurs paramètres, tels que les effets de mouvement et les trajectoires des sources sonores dans l’espace. Le compositeur Karlheinz Stockhausen soulignait d’ailleurs l’importance de cette dimension dans le travail de composition, la considérant « aussi fondamentale au moment de l’écriture que la construction générale de l’œuvre, [de] l’harmonie ou [du] rythme⁵ ».

p. 38 James O’Callaghan (en collaboration avec Jeffrey Stonehouse – interprète), Doubt is a way of knowing pour flûte et électronique (2017), deux flûtes, transducteurs, électronique. Photo : Huei Lin

 

L’OBJET SONORE AUDIBLE

La théoricienne et artiste audio Lorella Abenavoli étudie les pratiques basées sur la sonification, qui rendent audibles des expériences, des phénomènes ou des données qui sont inaudibles⁶. Certain·e·s artistes se consacrent à l’amplification, d’autres captent et transmettent des réalités invisibles. Le compositeur James O’Callaghan, par exemple, se distingue par son travail d’amplification, qu’il applique à des guitares acoustiques, des pianos jouets et des objets du quotidien tels que des livres. Une œuvre phare de son répertoire demeure Reasons (2012) – pour livres amplifiés et électroniques. Les instruments et les objets deviennent dans ce cas des caisses de résonance. S’inscrivant aussi dans cette mouvance, l’artiste sonore Magali Babin amplifie une gamme variée de roches et d’objets en métal, entre autres. Une de ses performances marquantes reste celle qu’elle a réalisée à la galerie Rad’a de Montréal où, en 2003, elle manipulait la matière gluante et gélatineuse du fruit du palmier avec ses mains afin d’en extraire des sonorités imprévisibles par le biais de microphones de contact. En 2021, Nicolas Gannini, compositeur italien basé à Montréal, créait de son côté Expansion, une pièce pour blocs de glace amplifiés. Les interprètes suivaient une partition qui les amenait à intervenir sur les blocs, devenus instruments de création acoustique, faisant ainsi émerger une multitude de timbres et de couleurs sonores. Dans un autre esprit, l’artiste Stephanie Castonguay rend couramment audibles les ondes électromagnétiques, cette couche invisible qui nous entoure, dans ses improvisations musicales. Chantal Dumas, active dans la création de pièces pour la radio, crée plutôt des espaces narratifs. Avec l’album Oscillations planétaires (2019), paru chez l’étiquette empreintes DIGITALes, elle conceptualise un univers sonore qui fait écho à de nombreux phénomènes géologiques tels que les tremblements de terre et le déplacement des plaques tectoniques. Les artistes sonores Preston Beebe et SABE, quant à elleux, placent au centre de leur composition la rétroaction acoustique, communément appelée feedback. Il et elle contrôlent et modulent ce son singulier dans la pièce Living Systems (2019-) pour le premier, et dans la performance audiovisuelle Ephemerality (2024) pour la seconde.

La pratique créative des compositeur·rice·s au Québec advient au sein d’un terreau fertile. Ils et elles entretiennent avec leur médium une relation engagée, ce qui nécessite une écoute sensible et une volonté de pousser les limites de leur(s) objet(s) sonore(s). Lors de leur diffusion dans une salle, les œuvres se renouvellent constamment en fonction de la réponse de l’espace, selon une relation d’intersubjectivité qui s’établit entre l’expérience auditive du public et le contexte de perception à un moment donné. Le milieu des musiques nouvelles se porte bien ; les démarches qui révèlent une malléabilité infinie et de multiples possibilités esthétiques y foisonnent.

p. 39 Magali Babin, Onion Router (2006), Mois Multi, Québec. Courtoisie : Magali Babin

 

¹ Patrick Valiquet, « “All Sounds Are Created Equal” : Mediating Democracy in Acousmatic Education », dans S. Bennett, & E. Bates (éd.), Critical Approaches to the Production of Music and Sound, (Londres : Bloomsbury, 2018), p. 123-135.
² L’Office québécois de la langue française définit les œuvres acousmatiques comme des « compositions réalisées sur un support matériel (bande magnétique ou autre, analogique ou numérique) et destinées à être diffusées (projetées) par un orchestre de haut-parleurs sans participation instrumentale ou vocale en temps réel ».
³ Valiquet, Ibid.
⁴ Pierre Schaeffer, « La sévère mission de la musique », Revue d’Esthétique, vol. 21, 1968, p. 296.
⁵ Karlheinz Stockhausen, cité par Francis Dhomont, « Éditorial », dans L’espace du son II, (Ohain : Musiques et Recherches, 1991), p. 5.
⁶ Lorella Abenavoli, Le son plastique : empreindre le flux et l’inouï. Sonification et audification dans l’art de l’installation, thèse, (Montréal : Université du Québec à Montréal, Doctorat en études et pratiques des arts, 2017), p. 14.