Être abrité·e par l’art. Quand l’œuvre se fait refuge
Maude Arès s’intéresse aux objets trouvés et à la matière. Depuis plusieurs années, elle accumule une archive expérimentale de débris avec lesquels elle interagit dans la perspective de révéler leur singularité, leur histoire et leurs potentiels créateurs. Dans le cadre d’une série de projets intitulée La gravité organise les hasards, l’artiste met en scène ces matériaux trouvés et des récipients fabriqués pour construire des assemblages sculpturaux complexes qui entrent en dialogue avec leur environnement immédiat.
S’inscrivant en continuité de ses recherches des dernières années, sa récente proposition s’invite dans l’écosystème d’un étang situé à quelques kilomètres du centre Adélard, basé en Estrie. Sur place, plusieurs objets hétéroclites — paniers, morceaux de végétaux, instruments mystérieux, cailloux et détritus — sont suspendus à un grillage et forment de vastes mobiles qui captivent l’œil par leur équilibre dansant. À la surface de l’eau, quelques sculptures flottantes complètent l’installation : majoritairement formées de réceptacles de céramique, elles mettent en abîme l’idée du contenant et offrent à voir de multiples petits plans d’eau au sein du plus grand. L’ensemble s’active sous l’effet du milieu de vie en mouvement ; les pièces ondoient au gré du vent, frémissent au passage des poissons et se cambrent sous le poids des oiseaux qui s’y perchent.
Au cœur du site, deux types d’expérience sont proposés. Il est possible de parcourir l’univers composite à pied, depuis la rive, et sur l’étendue d’eau à bord d’un bateau gonflable ou d’un quai dirigeable. Les deux trajectoires suggèrent des échelles de perception distinctes et prescrivent des régimes d’attention différents.
PAS À PAS, AUTOUR DE L’ÉTANG
Sur le sentier bordant la mare, la vue d’ensemble s’impose. La mise en espace est minutieuse et fait voyager notre regard entre l’œuvre et son lieu d’accueil, dans un geste continu de va-et-vient. S’en dégage une impression d’harmonie délicate, mais immuable, entre les éléments. L’artiste a su disposer les objets de manière à guider notre attention vers leur matérialité, leur potentiel poétique et la relation qu’ils entretiennent les uns avec les autres. Entre ce qui est façonné et ce qui est trouvé, du végétal au minéral, et parmi les écueils et les brisures se dévoilent des récits oniriques et captivants. Les formes interagissent avec leur environnement et fabriquent des images qui se déclinent de mille façons, se jouant de leurs réflexions et de leurs ondulations dans l’eau. Elles nous convient à observer ce qui nous entoure avec diligence et à remarquer les subtilités fugaces qui souvent nous échappent.
L’œuvre s’enchâsse avec douceur au paysage, puisqu’elle se laisse habiter et transformer par celui-ci. Émulant le site naturel qui les abrite, les pièces évoluent au fil des saisons et portent les traces inéluctables du passage du temps. Cer taines ternissent sous les rayons du soleil, d’autres sèchent, rouillent ou se décomposent. La mousse ou les algues se sont emparées de plusieurs d’entre elles. Leur apparente mutation alimente d’ailleurs l’intérêt porté à leur corporéité, à leur histoire et à leur singularité.
SUR L’EAU, À LA DÉRIVE
Avec Les grenouilles seront là. Elles onduleront la terre et avaleront la Lune, Arès propose d’explorer les concepts d’habitat et d’hospitalité. Dans l’embarcation flottante, l’œil vogue de détail en détail et l’oreille attentive s’intéresse aux plus minimes bruissements. C’est alors que les assemblages sculpturaux laissent percevoir leur inévitable transformation en lieu de vie pour la faune et la flore de l’étang. Chaque contenant, chaque crevasse et chaque recoin semble inviter à venir s’y abreuver, s’y nicher ou s’y reposer confortablement. Les têtards ont trouvé refuge au sein d’une bassine. Les tissus poreux ont permis la germination de petites pousses vertes. Les branchailles ont servi de fondations au tissage de toiles d’araignées. Un panier suspendu a même accueilli le nid d’un couple de Tyrans tritris le temps de la période de couve des œufs.
L’installation habite et abrite l’écosystème dans un rapport de collaboration et de réciprocité. Le réseau foisonnant d’interactions qui se tissent entre les matières et les diverses formes du vivant aiguise la curiosité. Alors que certaines liaisons sont très clairement exposées, toute une trame de filiations et de correspondances invisibles ne peut être que spéculée. Quels liens existe-t-il parmi ces choses imperceptibles ? Dans cette mise en tension entre ce qui se révèle et ce qui se devine, le travail de l’artiste souligne le caractère agentif et insondable du milieu de vie et nous convie à repenser nos relations interespèces avec bienveillance et humilité.
Arès ne manque pas de souligner notre propre rapport d’interdépendance avec notre environnement, nous positionnant en pleine immersion au sein de l’installation. À bord du quai ou du bateau gonflable, le lâcher-prise s’impose. L’esquif ne se laisse pas diriger avec précision et nous contraint à abandonner toute forme de contrôle. Notre trajectoire — à l’instar de l’œuvre — est ainsi indéniablement soumise aux aléas d’un espace naturel et aux fluctuations des conditions saisonnières et météorologiques. La dérive et le hasard guident avec douceur notre passage au sein de l’étang et engendrent une posture contemplative, voire admirative, devant les mondes qui nous entourent.
La grande force d’Arès se situe justement dans les stratégies formelles qu’elle déploie avec finesse afin de déplacer notre regard vers les gestes, les phénomènes sensibles et les relations subtiles qui animent les êtres et la matière. Sa démarche éveille en nous un régime d’attention nouveau, qui permet d’appréhender les plus délicates subtilités de nos mondes tangibles et de voir que les grenouilles sont là. Elles ondulent la terre et avalent la lune.
LES GRENOUILLES SERONT LÀ. ELLES ONDULERONT LA TERRE ET AVALERONT LA LUNE
MAUDE ARÈS
ADÉLARD
DU 18 MAI AU 14 OCTOBRE 2024