Du 23 février au 28 avril 2024 se tenait la onzième édition de Manif d’art – La biennale de Québec, intitulée Les forces du sommeil. Cohabitations des vivants et portée par la commissaire française Marie Muracciole. Sous sa direction, l’événement explorait l’hiver canadien et le potentiel de ralentissement qu’il impose aux (non-)humains. Percevant ce répit comme un acte aussi intime que collectif, Muracciole revendiquait sa résistance au modèle capitaliste qui vise à rentabiliser chaque moment pour tirer davantage de profit des corps et des écosystèmes naturels. Les expositions se voulaient donc des lieux d’éveil nous invitant à adopter un rythme plus lent afin de transformer nos perceptions du monde.

Avec une liste de soixante artistes québécois·e·s, canadien·ne·s et internationaux·ales, de même que des conférences et des films, la programmation de l’événement est foisonnante. Étant donné l’envergure de la biennale – lors de laquelle la plupart des galeries de la ville sont investies, des lieux alternatifs de diffusion émergent et plusieurs espaces publics sont occupés –, il est impossible de découvrir l’ensemble des expositions en une seule visite. Cela permet aux touristes comme aux initié·e·s de l’art de créer un parcours à leur image. Pour ma part, malgré les nombreuses références au lit, à la chambre et à la maison, mes intérêts personnels ont dirigé mon attention vers des propositions davantage tournées vers l’extérieur, la notion d’interdépendance entre les humain·e·s et le territoire dans une perspective de survie.

PASSER L’HIVER


Mon parcours débute à la galerie Espace Parenthèses, où la première partie de l’exposition Passer l’hiver est présentée – la seconde étant au Musée d’art contemporain de Baie-Saint-Paul. La commissaire Noémie Fortin, participant au volet «Jeunes commissaires» de la biennale, y met en lumière certaines stratégies d’adaptation des végétaux durant la saison froide. Nous y découvrons notamment la force régénératrice des plantes avec l’installation Souffles tombés (2021-) d’Anne-Marie Proulx. Près de chez elle, sur le bord du fleuve à Saint-Roch-des-Aulnaies, l’artiste a rencontré en 2021 un saule dont le tronc a été abattu, mais qui grâce à ses racines toujours vivantes a fait naître de nouvelles tiges. Dans un rapport de réciprocité au (non-)humain, Proulx lui rend visite fréquemment depuis, comme à un ami, et capte les détails de son environnement. À travers des photographies en noir et blanc de différents formats qui ponctuent l’espace, elle nous fait part de leur relation de manière sensible.

Image tirée de la série Souffles tombés, 2022-2023 de Anne-Marie Proulx. Photo de Marc-Antoine Hallé

Ces images entrent en dialogue avec de grandes feuilles de papier bulle flottant dans la galerie. Lorsque nous nous approchons de ces œuvres réalisées par Angela Marsh, nous découvrons que cette dernière a délicatement glissé dans ces bulles des graines recueillies sur des terrains en friche. Elle les a ensuite minutieusement refermées au moyen d’un travail de broderie, laissant de longs fils colorés pendre et s’entremêler. Ces banques de semences artisanales, que Marsh appelle des «tapisseries», sont accompagnées d’un Lexique des plantes collaboratives qu’elle met à jour selon l’évolution du projet afin d’honorer par l’archivage la résilience de ces herbes que l’on dit «mauvaises». Sa méthode de travail, lente, montre sa volonté de respecter le rythme de ses collaborateurs, les végétaux.

WILD RELATIVES


La portée politique des banques de semences prend de l’envergure avec l’œuvre Wild Relatives de Jumana Manna, présentée dans le cadre de l’exposition centrale de Manif d’art à EXMURO. L’artiste nous fait part dans sa vidéo de soixante-trois minutes d’un pan important de l’histoire contemporaine de la révolution verte : la relocalisation d’Alep à Terbol, en 2012, du Centre international de recherche agricole dans les zones arides (ICARDA) en raison de la guerre civile syrienne. Ce déplacement soudain entraîne la perte d’accès des scientifiques à certaines graines traditionnelles d’Alep, importantes pour la poursuite des travaux du Centre sur la reproduction de semences. Afin de remédier à cette situation, l’ICARDA contacte la Réserve mondiale des semences du Svalbard, en Norvège, pour obtenir certaines de ces variétés à l’étude. L’organisme, dont la mission est de conserver des graines de cultures agricoles provenant de zones instables – pour des raisons politiques ou climatiques – dans le but de contrer des pertes probables, accepte la requête. Manna nous amène ainsi dans cette réserve, située dans une ancienne mine de charbon, pour y découvrir des chambres froides souterraines aux longs corridors remplis de bacs de graines en dormance.

Jumana Manna, Wild Relatives (2018). Vidéo 2K, 64 min. Photo : Marte Vold


Nous suivons la traversée, en avion puis en camion, des caisses de semences de l’Arctique vers les laboratoires de l’ICARDA au Liban. Les scientifiques sortent ces graines de leur sommeil dans le but de poursuivre leur travail : extraire les meilleurs gènes de chacune – tels que ceux permettant la résistance à la sécheresse ou à certaines maladies – afin de créer des semences hybrides au plus haut taux de rendement. En d’autres termes, ils font se rencontrer des espèces qui ne se croiseraient pas dans la nature et font naître de nouvelles familles, des « wild relatives ».

Manna ajoute à ces scènes dans le milieu scientifique ses échanges avec des agriculteurs du Moyen-Orient, qui lui font part des conséquences sur leur travail de cette industrie agricole tournée vers le profit. L’un d’eux mentionne qu’il est d’ailleurs plus rentable économiquement de transformer les terres en camps de réfugié·e·s que de poursuivre la culture de variétés locales traditionnelles. À plusieurs reprises, nous sommes également transporté·e·s dans les champs d’ICARDA, où des groupes de personnes, composés exclusivement de femmes syriennes réfugiées, sont au labeur, nous rappelant que le capitalisme a transformé leur corps en machine1.

Est enfin jointe à ces propos une perspective non humaine. D’une part, l’artiste présente des plans fixes de végétaux, dont le mouvement des feuilles, balayées par le vent, procure au public l’occasion de s’abandonner à des instants méditatifs. D’autre part, l’objectif de Manna se rapproche de la terre et rend visible les organismes du sol qui entretiennent des relations de proximité avec les graines. Sans offrir de réponses à ces enjeux géopolitiques complexes que sont la préservation de la biodiversité et la souveraineté alimentaire, l’artiste génère un dialogue polyphonique sur le rapport aux semences de ces différent·e·s acteur·rice·s du système agricole contemporain.

AU RYTHME DU NIL, OU DU CHAMEAU

Ce rapport colonial à la gestion du vivant fait écho à l’exposition Au rythme du Nil, ou du chameau de Dawit L. Petros, présentée au Centre culturel Morrin, une ancienne prison transformée en bibliothèque par la Literary and Historical Society of Canada en 1868. Dans cet espace architectural de type néo-palladien abritant de nombreux artefacts de l’histoire coloniale canadienne, l’artiste traite d’une expédition militaire britannique ayant eu lieu en Égypte en 1884 et 1885. À cette occasion, des soldats britanniques devaient voyager de l’Égypte vers le Soudan en suivant le Nil, afin de secourir le gouverneur général Charles Gordon. Les Britanniques, qui menaient cette mission, ont recruté des Égyptiens et des Soudanais, mais leur général demanda également à des Canadiens ainsi qu’à des membres des Premières Nations du Manitoba de se joindre à eux, parce qu’il avait eu, quelques années auparavant, une bonne expérience de navigation à leurs côtés lors de la résistance de la rivière Rouge2.

Dawit L. Petros, Au rythme du Nil, ou du chameau (2023). Installation sonore et documentation. Photo : Idra Labrie pour Manif d’art 11 – La Biennale de Québec


La première salle de la bibliothèque accueille une pièce sonore de l’artiste transmise par des casques d’écoute. Petros y superpose de la musique, des passages de films et de documentaires ainsi qu’une lecture de récits de voyage liés à cet événement historique. Puis, dans la deuxième salle, celle de la Quebec Library, l’artiste joint à cette ambiance sonore des images et du texte : il place surune grande table et sous cloche des livres de la collection spéciale du Centre culturel Morrin, poursuivant son exploration des mémoires de cette expédition le long du Nil. Afin de confronter ces sources historiques aux discours impérialistes ayant eu des répercussions importantes sur la représentation des identités culturelles des Premières Nations, Petros met à disposition un chariot de livres variés et contemporains, dont la sélection a été effectuée en collaboration avec la cheffe de la bibliothèque. L’artiste propose ainsi aux visiteur·euse·s un espace liminal propice à l’accueil d’interprétations spéculatives de cette histoire, pour permettre d’imaginer de nouveaux récits. En outre, Petros rend sa recherche accessible à tous·tes via un code QR qui mène à une liste de ressources disponibles, en ligne, à la consultation. Il ouvre donc une réflexion collective sur l’enchevêtrement des réalités raciales et culturelles hétérogènes en jeu dans cette expédition.


PRENDRE LE TEMPS POUR PENSER AUTREMENT


Les artistes réunis dans le cadre de cette édition détournent les attentes de cet événement reconnu pour son caractère spectaculaire en dépassant l’approche uniquement thématique du ralentissement et en présentant des œuvres qui ne peuvent être saisies d’un seul coup d’œil. La force de celles-ci réside notamment dans l’exigence qu’elles posent aux visiteur·euse·s de réellement prendre le temps s’iels souhaitent les saisir dans toute leur ampleur.

1 Voir Silvia Federici, Par-delà les frontières du corps. Repenser, refaire et revendiquer le corps dans le capitalisme tardif, traduit de l’anglais par Léa Nicolas-Teboul (Montréal : Les éditions du remue-ménage, 2020).
2 En 1869, la Compagnie de la Baie d’Hudson s’apprête à vendre la terre de Rupert au dominion du Canada, sans reconnaître que celle-ci ne lui appartient pas. Face à cette nouvelle, les Métis se mobilisent pour s’opposer à la cession de leur territoire. Leur mouvement de protestation se conclura par l’adoption de l’Acte du Manitoba en 1870.

 


MANIF D’ART 11. LES FORCES DU SOMMEIL. COHABITATIONS DES VIVANTS

COMMISSAIRE : MARIE MURACCIOLE

QUÉBEC

DU 23 FÉVRIER AU 28 AVRIL 2024