Actualités

L’orchestre d’hommes-orchestres : d’intriguantes étrangetés

22 avril 2025

Un texte de Cécile Renoult
Photos : Samuel St-Onge Dostie
Dans le numéro 277

Depuis le début des années 2000, L’orchestre d’hommes-orchestres joue de la musique et du klaxon, cuit des poulets sur scène et enterre des guitares électriques. Son vieux camion, à la fois sound system itinérant et machine de science-fiction dédiée à l’implantation de faux souvenirs, est à son image: indéfinissable et en perpétuelle transformation.

Écrire sur ce collectif haut en couleur basé à Québec est un défi. En effet, toute tentative de description ou de définition tracerait des limites là où L’orchestre d’hommesorchestres n’en pose aucune. Bien au contraire, L’ODHO se permet tout. Pour lui, la création est le terrain de jeu d’une liberté totale. Entre ses mains, dont le nombre évolue au gré des projets, toutes les frontières s’estompent: celles qui séparent les artistes du public, celles qui cloisonnent les pratiques artistiques, mais aussi celles qui distinguent les coulisses de la scène et qui délimitent ici la rue et là le musée. En brouillant tous ces contours, en faisant tomber nos barrières, L’ODHO nous invite à nous rassembler et à faire corps. Peut-être est-ce pour cela qu’il nous invite à devenir ses complices, voire des acteur·rice·s volontaires ou involontaires de ses spectacles. Nous ne sommes plus seulement spectateur·rice·s, nous ne sommes pas ici pour regarder passivement le groupe s’affairer: nous appartenons à la pièce, nous en faisons partie. L’orchestre nous transforme en caisses de résonance, en échos vivants des histoires qu’il nous raconte et qui rencontrent nos enjeux contemporains, se révoltant par exemple devant l’état du monde. Comment garder un rapport poétique et non utilitariste à ce qui nous entoure? Quelles résistances l’art crée-t-il? Comment participe-t-il à réinventer notre vivre-ensemble?

Tantôt itinérantes, tantôt implantées sur scène ou encore sur des sites précis, les créations de L’ODHO ouvrent des passages de l’autre côté du miroir, où le monde que l’on connaît est sens dessus dessous. Là, expérimenter l’étrangeté nous rapproche, et chaque spectacle devient l’occasion de célébrer le fait d’être réuni·e·s dans le moment présent. Dans cette joyeuse indiscipline où se mêlent musique, performance, théâtre, poésie, picturalité, bricolage, cabaret burlesque et installation, se construisent des scènes en apparence chaotiques mais en réalité minutieusement rythmées et chronométrées. Voilà l’art des hommes-orchestres: toucher un peu à tout et, sans avoir la prétention d’exceller en quoi que ce soit, montrer une virtuosité certaine pour tout faire en même temps.

 

Pour que le monde ne se défasse de L’orchestre d’hommes-orchestres, Les Escales fantastiques, Shawinigan, 2022. Photo : Charles-Frédérick Ouellet

 

Comme un·e musicien·ne qui coordonne ses bras et ses jambes, L’orchestre d’hommes-orchestres coordonne ses membres. Chaque performeur·euse est ici la partie d’un ensemble plus vaste, d’un corps hybride et chimérique en perpétuelle mutation pour toujours nous surprendre. Chacun·e d’entre elleux a participé à écrire la pièce qui est jouée et suit désormais sa partition, l’interprétant à sa manière dans une performance unique qui ne se reproduira plus jamais. Ainsi, si L’ODHO a sorti plusieurs albums, sa spécialité reste le live, conservant son plaisir évident à incarner d’une manière totale ce que signifie être dans les arts vivants : dans des arts qui bougent, qui crient, qui pleurent, qui ont froid l’hiver et qui s’égosillent l’été. Dans des arts qui ne cherchent pas la perfection mais qui s’émerveillent de la délicate interconnexion qui se tisse entre tout ce qui existe pour former la trame du monde.

Nourri par les sensibilités de ses membres, L’ODHO puise dans une vaste palette d’influences allant du yodel des Cackle Sisters au blues expérimental de Tom Waits, en passant par les chorégraphies de Pina Bausch ou l’œuvre d’Olivier Messiaen. Ses créations se jouent des codes musicaux et scéniques pour mieux les entremêler: les époques se croisent et se rencontrent, dans des anachronismes qui interrogent nos héritages et ce que nous en faisons. Les grands styles musicaux côtoient des formes sonores plus marginales, comme le bruitage ou la voix off. Cette exploration phonique s’étend jusqu’aux instruments eux-mêmes, qui se métamorphosent entre les mains des orfèvres autodidactes de la troupe.

 

Samuel St-Onge Dostie

 

Comme le pianocktail imaginé par Boris Vian dans l’Écume des jours, apparaissent avec L’ODHO des dispositifs réinventés tels que des harmonicas dont on joue à coups de baisers. Plus encore, hautbois, cors, trompettes, saxophones, ondes Martenot, clavecins, batteries et guitares côtoient des escabeaux, des machines à écrire, des valises ou des balles de ping-pong devenues percussions. Les voix résonnent quant à elles dans des micros mais aussi par des combinés de téléphone, quand elles ne sont pas perchées sur une chaise que l’on secoue pour les faire trembler. Dans ce bric-à-brac disparate, plein d’humour et de tendresse, le collectif tisse une relation émerveillée aux objets du quotidien en les détournant de leur utilité première pour redécouvrir leur potentiel magique. Le recyclage, la réinterprétation et la répétition deviennent des médiums à part entière, qui défient l’injonction à la productivité et à la nouveauté. L’habituelle instrumentalisation de ce qui nous entoure devient un arrangement orchestral, et cette métamorphose nous invite à poser un autre regard sur l’ordinaire. De retour chez nous, nous voyons autrement nos boîtes à outils et nos casseroles, nos canards en plastique et nos moulins à poivre, désormais conscient·e·s de toute leur charge ludique et esthétique. On retrouve ce plaisir rare de l’enfance : transformer tout en n’importe quoi, dans une liberté totale de l’imaginaire.

Dans ses tableaux vivants, L’orchestre d’hommesorchestres parvient à faire surgir le spectaculaire en toute simplicité. En célébrant la rencontre, le jeu et l’organique, ses œuvres transforment l’espace de création en une friche foisonnante où chaque objet et chaque geste, imprévisibles, peuvent surprendre et émouvoir. Les performeur·euse·s et leurs instruments y évoluent comme dans une permaculture sonore où même la mauvaise herbe trouve sa place. À contre-courant du rythme effréné du quotidien, L’ODHO nous invite à suspendre le temps, métamorphosant notre trop-plein de stimuli contemporains en une heureuse farandole de clins d’œil poétiques et musicaux. Préférant la prise de risque à la perfection et à la virtuosité, ses performances exaltent la création brute et le plaisir d’un étonnement partagé avec le public. Sa prochaine création, attendue à l’automne 2025, poursuivra cette aventure audacieuse toujours hors des sentiers battus.

 

Samuel St-Onge Dostie