Un texte de Marianne Cloutier 
Photos : Joannie Lafrenière
Dans le numéro 277

Musicien·ne, compositeur·rice et performeur·euse, l’artiste Navid Navab se décrit souvent comme un·e alchimiste des médias. Si sa démarche est avant tout fondée sur une compréhension approfondie des sciences et des phénomènes physiques, cette référence à l’occulte et aux spéculations mystiques cherche néanmoins à traduire le mandat qu’ielle s’est donné : rendre intelligible ce qui est difficilement traduisible par le langage.

Navab crée des dispositifs où les systèmes et les lois physiques, les microstructures et les forces qui régissent la nature deviennent perceptibles par nos corps: ressentis, visualisés et entendus. Ce processus permet à l’artiste de se rapprocher de la complexité des mouvements propres à la vie, de leurs influences réciproques et, par le fait même, de leur variabilité.

Originaire de Téhéran, Navab quitte l’Iran à l’âge de quinze ans. Après avoir vécu quelques années à Guelph en Ontario, ielle s’installe à Montréal afin de poursuivre des études combinées en électroacoustique et arts informatiques à l’Université Concordia et en technologie musicale à l’Université McGill. Depuis ses débuts en musique, l’improvisation occupe une place centrale de sa pratique: «Pour improviser numériquement en temps réel avec de grand·e·s musicien·ne·s sur des instruments acoustiques, j’ai dû trouver des moyens d’être dans l’instant et de m’appuyer sur la complexité de mes gestes pour produire des sons intuitifs. Ce défi m’a amené·e à m’intéresser au design d’interaction, aux arts computationnels, à la sonification¹ du mouvement et à l’étude critique des médias, et je suis devenu·e et reste un·e compositeur·rice-improvisateur·rice de sons gestuels².» Pour ses performances solos ou en collaboration avec d’autres musicien·ne·s, chanteur·euse·s ou performeur·euse·s, ielle crée ses propres instruments, qui lui permettent d’entrer en connexion avec les corps et leurs résonances. De cette façon, Navab combine la modulation intuitive des sons à la spontanéité du geste, comme lorsque des cordes métalliques, érigées en système, peuvent être tirées pour façonner le son, donnant l’impression qu’elles prolongent les mouvements de son corps ou de ses collaborateur·rice·s.

À partir de 2008, l’artiste réalise plusieurs projets d’envergure, dont certains en collaboration avec le Topological Media Lab à Montréal, pour lequel ielle sera codirecteur·rice de 2016 à 2024 avant de fonder ensuite Transductive Formations, une plateforme vouée spécifiquement au développement et à la diffusion de son propre travail. Emprunté au philosophe Gilbert Simondon, le concept de transduction, que Navab définit comme «une opération physique via laquelle une activité énergétique se propage d’un élément au suivant réciproquement […]³», peut en effet être considéré comme le cœur de sa pratique artistique. De même, ce terme réfère au processus de conversion d’un signal ou d’un stimulus en un autre type, ce qui a pour effet de créer une analogie perceptive immédiate entre eux. Ce processus est à l’œuvre dans Aquaphoneia, projet dont la première version (2016) a été présentée à Ars Electronica, alors que la seconde itération (2018) a pu être vue au Mois Multi à Québec en 2023 et dans nombre d’endroits à travers le monde, de la Galerie Kapelica en Slovénie en 2019 au 798CUBE Art Museum de Beijing en 2025. Cette installation sonore propose trois «chambres alchimiques» qui permettent d’explorer comment les sonorités et les vibrations caractéristiques de la voix humaine peuvent trouver une résonance à travers les comportements et les micro-oscillations propres aux différents états de l’eau. Un grand cornet métallique, rappelant le gramophone d’Edison, sert à accueillir les sons de la voix du public alors qu’un mécanisme complexe induisant un processus de transduction les transforme instantanément. Comme si elle était aussitôt liquéfiée et qu’elle pouvait vivre à travers l’écho, la voix passe de chambre en chambre, produisant des analogies vibratoires et sonores nous conduisant à travers les stades de l’ébullition, de la condensation et de l’évaporation, donnant l’impression que c’est véritablement l’eau qui la conduit.

Les projets de Navab – souvent collaboratifs et interdisciplinaires – l’ont amené·e à développer des installations in situ, des scénographies interactives ainsi que des architectures adaptatives (responsive architecture) dont les éléments visuels et sonores réagissent aux comportements des spectateur·rice·s ou des performeur·euse·s. Dans TranSenses (2017), par exemple, l’environnement sonore et les projections immersives résonnent directement avec les mouvements de la danseuse contemporaine Akiko Kitamura. La musique et les vibrations répondent aux forces du corps, comme si elles se réper cutaient instantanément l’une sur l’autre. Lors de nos échanges, Navab m’explique que pour ielle, de telles scénographies interactives permettent aux performeur·euse·s d’improviser et de manœuvrer une forme d’« intuition incarnée » tout en suivant une structure globale préétablie. Le travail de création musicale et de sonification en temps réel place ainsi l’artiste dans une posture d’écoute profonde, quasi méditative, inspirée notamment du deep listening de Pauline Oliveros : une écoute consciente empreinte d’une attention plus que soutenue à l’autre, à soi-même et à l’environnement.

Cette fascination pour la sonification du mouvement fera finalement dériver les recherches de Navab vers la cosmologie, cette branche de la physique qui porte sur les lois régissant l’univers. Les œuvres qui en découlent cherchent avant tout à traduire musicalement la puissance de ces forces vitales, la cohésion des énergies ainsi que le mouvement résultant de leurs confrontations comme de leurs influences réciproques. Comment expliquer la complexité des phénomènes inhérents à la vie et comment la donner à voir et à ressentir au public?

tangibleFlux (2018-2019) propose trois stations où des microcosmes sont contenus par le périmètre de sculptures monolithiques. Des forces attractives régissent l’environnement grâce à un dispositif de billes et d’aimants mécanisés: alors que les champs magnétiques entrent en collision, le public peut observer les motifs qui se créent à partir de légères variations d’oscillations inhérentes aux flux en mouvement. De ces irrégularités, qui existent naturellement dans l’univers, naît donc une certaine répétition, une forme rendue visible et même audible grâce à la sonification mise en place par l’artiste. Ces mêmes enjeux se retrouvent dans Organism + Excitable Chaos (2018-2024)⁴, une installation monumentale créée en collaboration avec l’artiste interdisciplinaire et ingénieur de son Garnet Willis, présentée en 2024 à la Biennale Elektra à l’Arsenal de Montréal ainsi qu’à Ars Electronica à Linz, et actuellement en tournée à travers l’Europe. La constitution de l’œuvre bipartite repose sur un assemblage réalisé à partir des pièces de tuyauterie d’un orgue Casavant vieux de plus de 120 ans, rescapé d’une des plus anciennes églises de Montréal⁵. Un système complexe de pistons permet de déclencher une poussée d’air dans les tubes métalliques selon des paramètres contrôlés numériquement et liés au comportement d’un imposant pendule double, communément appelé « pendule chaotique ». Au sein du mécanisme, deux forces agissent conjointement, créant un mouvement non linéaire à partir de la propulsion et de l’effet d’entraînement infini des bras de chaque balancier. Ces forces créent des sonorités inusitées aux variables fascinantes, lesquelles sont poussées à leur paroxysme lorsque Navab souffle directement dans les tuyaux à l’occasion de performances. L’installation est un véritable organisme, animé par une force vitale. Ainsi que toute forme de vie, elle comporte une grande part d’imprévisibilité.

 

Pour Navab, cette œuvre, comme plusieurs autres de son corpus, invite à repenser notre rapport aux forces de la nature, que nous ne cessons de vouloir dominer. Chaque fois que «quelque chose est indéterminé, incertain, apparemment aléatoire, mais aussi créatif, nous devrions l’accepter⁶», cesser de le craindre et accueillir la puissance de ces énergies qui nous dépassent.

______________________________________________________

¹ La sonification est un processus permettant d’émettre ou de traduire des informations sous forme de signaux acoustiques.

² «To improvise digitally in real time with great musicians on acoustic instruments, I had to find ways of being in the moment and relying on the complexity of my gestures to make intuitive sounds. This challenge got me into interaction design, computational arts, movement sonification, and critical studies of media and I became and remain a gestural sound composer-improviser. » Navid Navab, traduction libre d’un entretien réalisé par courriel avec l’artiste, janvier 2025.

³ « […] a physical operation via which an energetic activity propagates from one element to the next, reciprocally […].» Navid Navab, «Why Transduction…», https://www.navidnavab.com/company, traduction libre.

⁴ Sur cette œuvre, voir l’article éponyme de Pía Baltazar dans Espace art actuel, août 2024.

⁵ L’église Saint-Joseph dans la Petite-Bourgogne, aujourd’hui transformée en une salle de réception, le Salon Richmond 1861.

⁶ « […] something is indeterminate, uncertain, seemingly random, also creative, we should embrace this.» Navid Navab, entrevue réalisée par Arts Acts Days, https://www.youtube.com/channel/UCBkuuqA8WhJg7BkzOFHRJA